A ROME, l’Institut qui soignait les livres anciens et abîmés

Rome, l’hôpital des chefs-d’oeuvres

Victimes du feu, d’inondations ou, plus couramment, de bactéries, insectes ou moisissures, enluminures et parchemins sont soignés à l’Institut de pathologie des livres. Un endroit secret au centre de Rome dont nous vous ouvrons aujourd’hui les portes.

Le personnel de l’hôpital de la via Milano, dans le centre de Rome, est nerveux: le «malade» qu’il attend aujourd’hui est célèbre, l’idole de tout un pays, admiré dans le monde entier. Il n’est pas très grand, 33 centimètres sur 22, mais tellement précieux: c’est le seul autoportrait connu de Léonard de Vinci…..

Dessiné à la sanguine, son tracé naguère vermillon est maintenant brunâtre ; les yeux de Léonard, qui aimaient regarder le monde avec une soif de savoir inépuisable, semblent bien las. La feuille de papier, jaunie et comme brûlée par endroits, est constellée de taches rousses qui dénaturent le fascinant visage du maître. D’ordinaire, cet autoportrait de Léonard, l’un des plus célèbres dessins du monde, est conservé à la bibliothèque de Turin. S’il a fait le voyage de Rome, c’est qu’il existe dans la capitale un hôpital d’un genre particulier, une sorte d’institut de sauvetage des livres et du papier.

De la Bible de Gutenberg au Bréviaire d’Isabelle la Catholique, c’est ici que les manuscrits précieux et les livres rares viennent se faire soigner. C’est ici encore que les chefs-d’oeuvre de la Bibliothèque vaticane ont été sauvés.Créé en 1938, l’Institut de pathologie du livre de Rome, familièrement appelé «l’hôpital», est le plus ancien d’Europe et demeure la référence internationale en matière de restauration du papier. Le lieu héberge les livres en souffrance qui prennent parfois l’aspect d’étranges objets surréalistes, comme cette épaisse Bible médiévale dans laquelle un rongeur s’est creusé un gîte.

Dans un autre volume, l’eau a fait des ravages et le portrait de cette femme en habit Renaissance, qui fut certainement splendide, n’est plus qu’une longue coulée de lavis brun. Il arrive qu’une note d’humour se mêle aux pires détériorations: dans La Vie des saints, un codex du XIVe siècle, une meute de loups prête à bondir sur saint Benedetto est rendue inoffensive par le grignotage d’insectes gourmands. Les manuscrits en attente de restauration viennent de toutes les collections italiennes et souvent même étrangères, mais les plus belles pièces appartiennent à la Bibliothèque apostolique du Vatican.

Trente tonnes de livres recouvertes par un torrent de boue

 En 2007, au grand désespoir des chercheurs, elle dut fermer ses portes. Trois années et un budget de 9 millions d’euros furent nécessaires pour restaurer et restructurer cette institution créée au XVe siècle et riche de quelque 150 000 manuscrits, un million de livres imprimés, 8 400 incunables ainsi que la plus riche Bible du monde ornée d’enluminures pour un poids total de 1,5 kilo d’or. Pendant les travaux, enluminures, parchemins et livres qui attendaient d’être sauvés ont pris le chemin de la via Milano.

Les maladies dont ils souffrent sont dues aux bactéries, moisissures et produits chimiques, et à la sape des insectes et rongeurs pour les plus banales, mais aussi aux inondations et aux incendies, qui nécessitent non plus une simple restauration, mais une véritable reconstitution. «On se souvient, rappelle l’un des restaurateurs de l’Institut de pathologie, que lors des inondations de Prague en 1966, 30 tonnes de livres de la Bibliothèque nationale ont été recouvertes par un torrent de boue. On a congelé les 30 tonnes de papier et on a laissé sécher chaque volume avant de le traiter avec un fixateur.»

Depuis, à Rome comme d’ailleurs à Paris, des plans de sauvegarde des manuscrits et des enluminures ont été mis en place. Ainsi, quand un manuscrit a souffert d’ajouts multiples pour masquer ses parties endommagées, la photographie infrarouge permet de retrouver le tracé original sous-jacent. La restauration consistera à revenir à ce tracé initial.«Le papier est une nourriture de prédilection pour les parasites de toutes sortes, qui laissent d’épouvantables traces de leur passage», remarque en soupirant l’un des meilleurs restaurateurs français, qui travaille souvent avec ses collègues italiens. «On relève l’existence dans l’air de plusieurs centaines d’espèces de spores et de bactéries qui, peu à peu, détruisent encres, tracés et couleurs. Leur invasion peut aboutir à la ruine complète de l’oeuvre», confirme un restaurateur de l’Istituto de Rome. Quant aux insectes, les pires ennemis du papier sont les blattes et les termites. Ils pénètrent les reliures, se nourrissent des colles et laissent sur leur passage des perforations, des taches, des déchets et des larves. Quel programme! Tous ces parasites s’étaient attaqués à l’Autoportrait à la sanguine de Léonard de Vinci.

Les méthodes scientifiques les plus modernes au service de l’art

Les scientifiques ont d’abord analysé avec précision la nature du papier et les différents constituants de la sanguine. La feuille avait jauni et de nombreuses oxydations accidentelles formaient une constellation de taches rousses sur toute la surface. Une solution de blanchiment, habilement dosée, sera déposée sur chaque tache à l’aide d’un bâtonnet ouaté.

Le cas d’une Bible latine du Ve siècle était plus complexe. Sans doute par manque de moyens en cette période de pénurie, le parchemin originel avait été trempé dans du lait puis poli avec une pierre ponce afin de pouvoir être réutilisé. Il portait donc deux textes successifs. Une photographie sous fluorescence d’ultraviolets a permis de retrouver le texte effacé de la Bible du Ve siècle recouverte au VIIIe siècle par le De natura rerum d’Isidore de Séville. «Le texte de cette Bible, un passage des Actes des Apôtres, est d’autant plus intéressant qu’il représente une traduction antérieure à la Vulgate de saint Jérôme», explique une spécialiste de la conservation des documents graphiques.

Le cas d’un manuscrit de la mer Morte est un autre triomphe de la science appliquée aux oeuvres d’art: des fragments d’un rouleau portaient les restes de trois psaumes hébreux copiés vers le milieu du Ier siècle. Ce texte était donc antérieur à la fixation, à partir de 90 après J.-C., du texte de la Bible par les rabbins. La photographie en rayonnement infrarouge a permis de déchiffrer les textes des psaumes et de les rattacher à la grotte 4 de Qumrân.

Quant aux manuscrits richement enluminés et parmi les plus rares du monde que sont L’Évangéliaire de Lorsch ou L’Évangéliaire Barberini, la microfluorescence X a révélé sans contestation possible la provenance des pigments. A l’Istituto del libro de Rome, les techniques scientifiques viennent ainsi souvent au secours des restaurateurs, chimistes et biologistes. Qu’il s’agisse du Codex Purpureus ou du Terenzio Vaticano, du Sacramentarium Rossianum ou de la Bible de Nicolas III d’Este, ces chefs-d’oeuvre de la Bibliothèque apostolique vaticane doivent se transmettre à travers les siècles. Ce que l’homme a pensé, écrit, rêvé durant ces deux mille années doit être légué. L’Istituto partage la vocation humaniste de la Bibliothèque. Comme elle, il se veut fidèle au souhait de Jean-Paul II : «Conserver ces biens de l’humanité pour l’humanité.»

Le Figaro – Véronique Prat

Laisser un commentaire