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Le bibliophile est un artiste en son genre, soucieux non pas de créer mais d’admirer et de rassembler les objets de cette admiration.
Le collectionneur c’est autre chose ; il conduit une entreprise de longue haleine et laisse en fin de compte une sorte d’ouvrage qui, souvent,
mérite le respect. Sous son enveloppe d’éminent bibliophile, Philippe Zoummeroff cache une âme de collectionneur persévérant, vouée
en particulier à la sauvegarde des témoignages écrits du long cheminement parcouru par les hommes pour s’émanciper de l’arbitraire du
pouvoir. Tel est du moins le sentiment qu’inspire la collection qu’il disperse aujourd’hui.
Crimes et Châtiments
: en dépit d’une nuance orthographique, d’aucuns verront de la démesure dans ce titre. L’âme du meilleur des
collectionneurs n’atteindra en effet jamais l’ombre laissée par le génie le plus tourmenté de la littérature universelle du XIX
e
siècle. Le choix
du titre du catalogue n’en est pas moins fort heureux. Qui mieux que le père de Raskolnikov a su dépeindre les mécomptes tragiques d’une
justice abyssale n’exerçant sa force prodigieuse que pour trouver un coupable et le chasser de la société ?
Dans sa première partie, la collection présente le sombre tableau d’un monde où il n’était pas facile de vivre longtemps dans l’innocence
lorsqu’on était noir ou protestant, voire simplement sceptique à l’égard des magies sacralisées ; le brave Jean de Coras, magistrat de haut
parage, l’apprit à ses dépens. Guettant quelque lueur au bout d’un tunnel sans fin, notre collectionneur eut ici d’intelligentes audaces.
Celle de tirer hors d’un purgatoire immérité la belle figure du jésuite rhénan Frédéric von Spee qui, le premier, osa tout risquer pour tenter
d’éteindre les bûchers démoniaques qui enfumaient l’Europe. Celle aussi de nous montrer, parmi les codifications des despotes éclairés,
la tentative du malheureux Joseph II qui n’échoua que par l’excès de ses ambitions. Celle enfin de rappeler que c’est un Anglais, William
Blackstone, qui, dans une admirable synthèse, a dit presque tout ce qu’il fallait pour que s’humanise un jour l’univers des juges pénaux
et des geôliers.
C’est à l’heure de la grande Révolution qu’aurait dû sonner le glas de l’injustice et de la cruauté ! Las, de Sieyès à Babeuf, la deuxième
partie de la collection vogue dans une lumière tamisée par les ombres de Carrier, Fouquier ou Sanson qui nous avertissent que toute
théorie, fût-elle élaborée par l’esprit le plus généreux, se heurte toujours à la nature et qu’il faut attendre l’ascension d’hommes simples et
pratiques pour que germe la semence d’une vie meilleure pour tous. Et cependant, que de trouvailles délicieuses parmi les innombrables
documents, manifestes, gravures, chansons même, qui nous disent ce que fut le quotidien d’une épopée ! Nombre de ces pièces auraient à
jamais disparu sans la curiosité de M. Zoummeroff qui est allé jusqu’à dénicher une lettre carcérale de Dufriche de Valazé, qui se donna
la mort en plein Tribunal révolutionnaire pour éviter, en un temps où débutait le règne sans pitié de l’opinion publique, que son exécution
ne validât une sentence prononcée au galop par des juges assassins. N’avait-il pas écrit dix ans plus tôt en tête de son courageux traité des
lois pénales :
Puisse mon travail être utile aux hommes et ne pas me faire d’ennemis
?
Qui nous reprochera d’accueillir la troisième partie de la collection Zoummeroff comme un hommage rendu à la pensée de Michel
Foucault, analyste profond de l’essence du droit de surveiller et de punir ? Quel florilège ! Voici, en vastes dossiers, le monde des grands
criminels de jadis (de Lacenaire à…Dillinger !), avec des reflets de la souffrance qu’ils infligèrent à leurs victimes ou aux familiers de celles-
ci. Voici les balbutiements d’une police scientifique à laquelle la France a donné l’illustre Bertillon. Voici enfin les travaux des exégètes de
l’âme humaine qui, depuis Lombroso, peinent à progresser dans la recherche d’une solution aux énigmes que posent certaines déviances
conduisant presque fatalement aux crimes les plus affreux.
Disperser une collection est source de regret. On mesure ce qu’il en sera pour Philippe Zoummeroff, lorsqu’on observe l’étonnante richesse
de ses livres et documents sur l’exécution des peines aux XIX
e
et XX
e
siècles. Voilà ce qui a convaincu un modeste étranger de s’exposer, par
quelques mots, au pointillisme acéré d’élites avérées. Une longue pratique des Conseils du pays, comme on dit en Suisse, puis de la Cour
suprême de la plus ancienne des républiques, et enfin du sérail universitaire, m’a appris combien sont fragiles les acquis institutionnels
de la démocratie. Ce n’est pas le moindre mérite du catalogue
Crimes et Châtiments
de souligner que le traitement des détenus et la
réinsertion sociale des anciens convicts n’ont jamais recueilli grand assentiment au sein des populations. Il faut des événements brutaux,
tels la mutinerie d’une prison surpeuplée ou les suicides en chaîne de détenus à bout de souffle, pour que le politique obtienne les crédits
nécessaires à l’accomplissement d’une tâche qui participe pourtant de la quête contemporaine de l’utile et de la sécurité.
On comprend que les moyens affectés à la rédemption des auteurs de crimes de sang suscitent la réticence épidermique de foules effarées
par les actes odieux de psychopathes dyssociaux. Mais la peur légitime-t-elle le retour à des remèdes insensés comme la relégation, qui
n’est qu’un succédané de la peine de mort, ou le bannissement, qui n’est que le « bon débarras » des criminels sur le territoire des autres?
Et bien c’est ce à quoi le peuple de mon pays, épouvanté par des crimes atroces, s’est résolu en adoptant ces temps-ci l’internement à vie,
sans rémission ni contrôle périodique, et l’expulsion automatique de condamnés étrangers, quels que soient leur situation familiale et leur
droit au séjour acquis en toute légalité. N’est-il pas alarmant pour des Européens, formés à l’école de Beccaria, que de telles mesures aient
été introduites par un peuple qui fut un modèle de sagesse lorsqu’il vota, voici trois-quarts de siècle déjà, l’abolition définitive de la peine
de mort.
Caveant consules…
Claude Rouiller
avocat, ancien Président du Tribunal fédéral suisse