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En étudiant de vieux
bronzes japonais qu'on lui
avait appor tés à réparer,
Jean Dunand s'aperçut
que les patines étaient
dues à des applications
de couches de laque
naturelle très fines.
Ayant convoqué les laque-
urs de Paris, il se rendit
compte très vite que ceux-
ci n'étaient à la vérité que
de simples vernisseurs, le
secret de la laque orientale
n'ayant jamais été véritablement connu des
artistes occidentaux ni même pratiqué par eux.
Bien sûr, des navigateurs avaient rapporté des cof-
fres, des panneaux et divers objets laqués du Japon
dès le XVIIe siècle et Venise en avait même assuré
le commerce, mais personne véritablement n'en
connaissait les secrets de fabrication.
Un jésuite du nom de Martin Martinius en avait
révélé l'origine dans un ouvrage datant de 1655 mais
il n'avait pas su en découvrir le mode d'utilisation, ni
la composition exacte.
Il s'agissait en fait d'un exsudant végétal extrait
d'un arbre, poussant à l'état naturel de la Corée
à la Birmanie, et qui se récoltait par incisions
dans l'épaisseur de l'écorce. Vendu sur le marché
par de petits récoltants, les acheteurs grossistes
le stockaient dans des récipients en vannerie, à
l'abri de l'air et de la lumière. Ce produit, appelé
« laque », était ensuite trié et classé par densité
en dif férentes qualités, à la suite d'une lente
décantation, avant d'être vendu aux usagers.
Chaque laqueur oriental, au cours de son initiation,
faisait serment de n'en révéler à quiconque ni la
composition ni l'utilisation.
Pour pallier cet inconvénient, et devant l'engoue-
ment du public européen, de nombreux produits
de remplacement furent mis au point tant à
l'étranger qu'en France. Les célèbres frères Martin,
à Paris, vernisseurs de leur état, prirent un brevet
pour une formule composée de copal (résine fournie
par les arbres tropicaux et disponible aisément),
d'huile de lin cuite et d'essence de térébenthine.
Ce mélange permettait de recouvrir d'une matière
transparente et dure, sans les jaunir, les décors
peints par ailleurs à la détrempe sur les meubles et
objets. Pour augmenter cet effet de transparence,
les fonds étaient d'ailleurs préparés à la céruse.
Tous les historiens d'art s'accordent à reconnaître
que, contrairement à ce que pensent certains de
nos amis japonais, c'est en Chine que serait né
l'art du laque. Il aurait été importé au Japon au
VIe siècle, lorsque l'influence de la civilisation
chinoise s'y était imposée avec la pénétration du
Bouddhisme.
Ce qui semble incontestable, en revanche, c'est
que, après avoir été un simple mode de protection
des ustensiles courants, c'est-à-dire un ar t
indigène, ce n'est qu'un siècle plus tard que l'art
du laque aurait été codifié. C'est à partir de là que
les artistes japonais en auraient fait progresser les
techniques jusqu'à en faire un art spécifique de leur
pays. Leurs œuvres, depuis les laques très simples
et très purs du VIle siècle jusqu'à ceux d'une étour-
dissante habileté du XVIIIe siècle, en témoignent
sans équivoque.
Quoi qu'il en soit, la véritable initiation de Jean
Dunand aux secrets de la laque date de sa
première rencontre avec le Maître japonais Seizo
Sugawara, le 18 février 1912.
Sugawara avait fait partie de la délégation japon-
aise envoyée à Paris par l'empereur Mutsu-Hito
pour représenter son pays à l'Exposition
universelle de Paris en 1900. L'importante quantité
d'objets et de meubles laqués exposés à cette
occasion dans le Pavillon japonais avait eu un
énorme succès. Sans doute séduit par l'ambiance
parisienne, Seizo Sugawara décida à la suite de
cette manifestation de ne pas retourner dans son
pays avec les autres membres de la délégation et
de s'installer en France. Il ouvrit d'ailleurs un at-
elier où il fabriqua des laques traditionnels en
faisant venir la matière première du Japon. Par la
suite, éliminant les décors figuratifs, son œuvre
évolua vers des compositions extrêmement
sobres et de plus en plus géométriques, tout en
utilisant des matières d'une richesse inouïe. Il
devint ainsi l'un des premiers artistes orientaux à
se pénétrer de l'évolution de la peinture moderne
occidentale. C'est en 1907 que ses travaux
suscitèrent l'intérêt d'Eileen Gray, jeune artiste
irlandaise fixée à Paris depuis peu, et qui avait
déjà travaillé le laque en Angleterre, dans un atelier
oriental de Londres. Après avoir été l'élève de
Sugawara quelque temps, Eileen Gray s'installa à
son compte et ouvrit à son tour un petit atelier à
La laque
extrait de Jean Dunand, vie et œuvre par Félix Marcilhac,
Paris, Les Éditions de l’Amateur, 1991, pp. 185-187