La Divine Comédie » a disparu … Où sont passés les milliers d’ouvrages

Veuillez lire l’article ci dessous pour mieux comprendre la personnalité de Marino Massimo De Caro « Le faussaire qui aimait trop Galilée »

« La Divine Comédie » a disparu Où sont passés les milliers d’ouvrages qui faisaient la fierté de la Bibliothèque de Naples ?

Pendant des mois se sont affairés un directeur escroc, un curé intégriste, une étrange Ukrainienne, des conseillers de Berlusconi et… un chien.

C’est l’une des plus belles et des plus anciennes bibliothèques du monde. Nichée au coeur de Naples, immense et somptueuse, avec ses interminables rayonnages de bois grimpant jusqu’au plafond.

 

 Ses voûtes couvertes de fresques. Ses 32 fenêtres qui font tomber une étrange lumière sur des tables extraordinairement larges. Un temple baroque qui abrite près de 160 000 ouvrages.
Un décor à la Borges, propice aux rêveries et aux mystères. La bibliothèque des Girolamini – ou «la Girolamini», disent les Napolitains comme pour mieux rendre hommage à sa beauté – trône au milieu de la ville depuis 1586. Ses murs vieux de plus d’un demi-millénaire portent l’empreinte de générations de bibliophiles. Une fois franchie la porte, on s’attend à croiser un moine sorti tout droit du «Nom de la rose». On imagine les lecteurs fiévreux qui ont défilé, dans un silence religieux, devant le manuscrit enluminé de «la Divine Comédie» de Dante, les tragédies de Sénèque ou les oeuvres du roi de Prusse… On les voit échafaudant de sombres stratagèmes pour emporter un incunable ou une édition rare. Quel amoureux des livres ne s’est pas fantasmé, un jour ou l’autre, en voleur de manuscrit ?

Un historien donne l’alerte

Mais Marino Massimo De Caro, le directeur de l’inestimable bibliothèque, n’est pas un rêveur. C’est un pragmatique. Avant d’être nommé à la tête de l’institution napolitaine, ce quadragénaire rondouillard a été médiateur d’affaires louches au Venezuela et en Argentine. Il ne ressemble en rien à ces collectionneurs fanatiques, prêts à se damner pour assouvir leur dévorante passion. Et pourtant… Il a fait ce qu’aucun bibliophile n’a jamais osé imaginer: il a méthodiquement vidé la Girolamini et mis la main sur ses volumes les plus précieux. Désormais, la bibliothèque est devenue «scène de crime». Partout des scellés ont été posés. Depuis le 20 avril, seuls les enquêteurs ont le droit de pénétrer. Ils essaient de démêler les fils d’une histoire folle où l’on croise des sommités internationales du marché de l’art, des hommes politiques douteux, et même un curé véreux. Un polar tragi-comique dont l’Italie post-berlusconienne a le secret.

Tout commence le 28 mars dernier. Ce jour-là, un respectable professeur d’histoire de l’art de l’université de Naples, Tomaso Montanari, se présente à 9 heures pétantes Via Duomo, à l’entrée de la bibliothèque. Ce spécialiste du baroque au regard farouche est un chercheur pointilleux, qui ne badine pas avec l’argent public. Il a notamment écrit un essai, «A cosa serve Michelangelo?» («A quoi sert Michel-Ange?»), pour dénoncer l’achat par le gouvernement Berlusconi d’un crucifix attribué, à tort selon lui, au célèbre peintre. La relique a coûté la bagatelle de 3 millions d’euros. En cette fin mars, donc, Tomaso Montanari a décidé de visiter les archives de la Girolamini, qu’il sera amené à fréquenter régulièrement pour son prochain sujet d’étude. Il est accueilli par le conservateur, don Sandro Marsano, un prêtre intégriste à la barbiche noire qui dit encore la messe en latin. Le curé est bien embêté: les archives menacent ruine et, hélas, elles ne sont plus accessibles. En revanche, il veut bien amener l’universitaire dans la salle Vico, joyau de la Girolamini, avec ses rayonnages si riches et ses proportions vertigineuses. Montanari ne se fait pas prier. Et que voit-il dans cette fameuse salle ?

Eh bien, je vois d’abord une splendide blonde, qui s’avérera être une Ukrainienne, en tenue de jogging ! Elle traverse la salle avec son beauty case à la main pour se rendre aux toilettes : c’est donc qu’elle a dormi là.»

Mais l’historien n’est pas encore au bout de ses surprises. Il entend le curé barbichu demander aimablement à la pulpeuse créature: «Bien dormi? Est-ce que le professore est réveillé?» Le «prof essore»? C’est Marino Massimo De Caro, le directeur. «De Caro est réveillé, raconte Tomaso Montanari, puisque, en tenue de jogging lui aussi, il feuillette de précieuses éditions du XVIe siècle. Je note alors l’extrême désordre qui règne dans la salle, les livres empilés n’importe comment sur des tables ou carrément à terre, au milieu de bouteilles de Coca-Cola. C’est à ce moment qu’entre un chien, un os de jambon dans la mâchoire, qui se met à déféquer sous une table!» Circonstance aggravante, fait remarquer l’universitaire, le chien est nommé «Vico, comme la salle, et comme le philosophe Giambattista Vico», qui aida les pères oratoriens, fondateurs de la bibliothèque, à constituer leurs premiers fonds de livres. Montanari est indigné. Avant de quitter les lieux, il tombe sur l’aide-bibliothécaire, qui accumule les contrats précaires depuis près de trente ans et qui semble soudain pressé de se confer. Ce que celui-ci raconte est à peine croyable: un jour, explique l’employé, il s’est aperçu que De Caro avait fait désactiver les caméras de surveillance dans les salles de lecture, et aussi que des livres disparaissaient à vue d’oeil. Il a alors branché son ordinateur sur les caméras des couloirs, que son supérieur avait oublié de débrancher. Aujourd’hui, il dispose de huit vidéos, plus accablantes les unes que les autres pour le directeur.

L’historien, abasourdi, court chez les carabiniers de la Tutelle des Biens culturels, lesquels lui avouent crûment : «Tout le monde sait que ce Be Caroest un délinquant, mais il est aussi un conseiller du ministre de la Culture et nous ne pouvons rien contre lui.» Tomaso Montanari comprend qu’il doit frapper un grand coup. Le 30 mars, il prend sa plume et écrit un texte incendiaire, «Des souris, des hommes et des livres», pour le quotidien «Il Fatto quotidiano». Il balance tout ce qu’il a vu. L’état déplorable de la bibliothèque, Vico le philosophe transformé en Vico le chien (symbole selon lui de l’«assassinat prémédité de l’identité italienne»), le directeur en jogging et les preuves filmées de sa «cleptomanie»… Ce coup de gueule réveille l’Italie. Très vite, les intellectuels se mobilisent. Umberto Eco en tête (qui possède lui-même près de 50 000 livres). Dès le 12 avril, une pétition adressée au ministre des Biens culturels réclame la création d’une commission d’enquête. Les 4 500 signataires, dont le prix Nobel Dario Fo, la romancière Dacia Maraini, l’historien Carlo Ginzburg, se disent «blessés et humiliés» par ce pillage éhonté et exigent que «tous les livres jusqu’au dernier soient rendus à la collectivité». Très vite aussi, un procureur du parquet de Naples est saisi. Et quel magistrat! Giovanni Melillo, 52 ans, longtemps spécialiste du crime organisé, est également amateur de livres anciens. Il y a moins d’un an, cet homme cultivé et visiblement fasciné par les rayonnages de la Girolamini – a participé à un colloque prémonitoire sur la «sauvegarde du patrimoine culturel». Le dossier ne pouvait tomber en de meilleures mains.

Vider une bibliothèque : mode d’emploi

Le magistrat bibliophile commence par visionner les vidéos de l’employé espion. Il y voit De Caro charger, à l’heure de la fermeture, des caisses de livres ou des sacs de sport bourrés de manuscrits sur des camions stationnés devant la bibliothèque. Ses complices? La jeune Ukrainienne que le professeur Montanari avait vu batifoler dans la salle Vico, un couple d’Argentins, un Italien. Tous payés entre 100 et 200 euros par jour, ou plutôt par nuit de travail. Les enquêteurs ont aussi remonté la piste à l’étranger, et notamment en France, où réside l’un des sbires de De Caro. Ils soupçonnent aussi le curé conservateur, déjà poursuivi à Gênes pour possession de 11 volumes dérobés à la bibliothèque de l’archevêché… De Caro avait tout prévu, tout organisé. Sans doute avant même sa nomination à la Girolamini.

Il prend ses fonctions le 1er juin 2011. Le 3, les caméras sont désactivées ! A Vérone, il a loué des entrepôts où il stocke son butin. Après avoir soigneusement effacé toute marque de reconnaissance, il revend les coûteux manuscrits sur le marché international des collectionneurs. Certaines éditions rares atterrissent même dans de prestigieuses maisons d’enchères. Christie’s en met vingt-huit sur son catalogue. Dont un Dante de 1502 et neuf volumes en parchemin de 1757. Lorsque le scandale éclate, l’établissement londonien s’empresse de les restituer (ou plutôt de trouver un arrangement avec De Caro, qui se précipite à Londres, quelque temps avant son arrestation, pour racheter le fruit de ses larcins et tout rapporter à Naples). Christie’s dénonce également auprès du parquet de Naples son concurrent munichois, Zisska, qui détient, lui, près de 400 livres, tous volés à la Girolamini. La justice ordonne, dès le 24 mai, l’arrêt de la mise en vente et la restitution du lot à l’Italie.
Combien d’ouvrages se sont-ils volatilisés dans la razzia ? Sans doute des milliers. A ce jour, 2 327 seulement ont été retrouvés. Certains sont estimés à un million d’euros. Parmi les portés disparus : l’original enluminé de «la Divine Comédie», un exemplaire rare de «l’Encyclopédie» de Diderot et d’Alembert, la «Jérusalem libérée» du Tasse, éditée à Paris en 1610, la «Teseida» de Boccace, des oeuvres de Sénèque, Virgile et Lucrèce. Une équipe de six personnes est actuellement chargée de dresser l’inventaire. Une tâche titanesque, puisque les 159 700 volumes de la bibliothèque ont été laissés dans un désordre indescriptible, mangés par la poussière et parfois attaqués par les mites. Ils n’ont, de plus, jamais été correctement répertoriés: on connaît l’existence de certains livres extraordinaires seulement parce que des chercheurs les ont vus autrefois, ou parce que des auteurs célèbres, comme Benedetto Croce, en ont parlé. Les inspecteurs du ministère des Biens culturels, envoyés par le gouvernement dans le cadre de la commission d’enquête, décrivent une Girolamini saccagée et une «situation désespérante».

Depuis le 15 mai, Marino Massimo De Caro est derrière les barreaux, accusé de détournement de biens publics, de «dévastation de patrimoine» et sans doute bientôt d’«association de malfaiteurs». Il risque quinze ans de réclusion. Avant de partir en prison, il n’a pas hésité à menacer par téléphone l’historien de l’art qui avait donné l’alerte: «Je ruinerai votre carrière; je ruinerai votre vie.» Aujourd’hui, depuis sa cellule de Poggioreale, près de Naples, il reconnaît avoir «emporté» certains des ouvrages dont il avait la garde, mais «moins qu’on ne dit». Il jure qu’il a «volé pour sauver la bibliothèque». Et affirme contre toute évidence: «Je réinvestissais l’argent ainsi obtenu dans la sauvegarde des livres restants.» Il se défend et il attaque, multipliant les lettres vengeresses contre cette «gauche caviar», ces «intellectuels qui lui donnent des leçons» mais dont, à l’entendre, les «salons sont pleins de livres volés à la Girolamini». Le directeur félon est sans vergogne. Il en a vu d’autres.

Un escroc de haut vol à l’italienne

Le CV de l’ex- directeur, exhumé à la faveur du scandale, fait en effet froid dans le dos. «Nommer ce Be Caro à la tête de la Girolamini, c’était comme mettre un rat dans un fromage», dit amèrement son dénonciateur Tomaso Montanari. Il se prétendait titulaire d’une licence passée à Sienne. En réalité, il n’a aucun diplôme d’études supérieures, excepté celui «obtenu dans une obscure université privée argentine en échange de quatre livres et d’une météorite», disent aujourd’hui ses «pairs». L’ex-directeur a-t-il appris sur le tas ? Ses rapports avec les livres anciens n’ont en tout cas rien de scientifiques. C’est le commerce qui l’intéresse, et depuis toujours. Ou plutôt le trafic. Longtemps propriétaire d’une librairie à Vérone, il a déjà été accusé à Florence du recel d’un incunable du XVe siècle, et aurait été impliqué, avant d’être blanchi, dans des vols à la Bibliothèque nationale de Madrid, mais aussi à Saragosse. Ajoutons, pour parfaire le tableau, qu’il s’honore, sans que l’on sache pourquoi, du titre de «consul honoraire du Congo» et qu’il occupe le poste de vice-président dans une société de parcs éoliens appartenant à l’oligarque Viktor Vekselberg, charge pour laquelle il touche 500 000 euros par an…

Un mythomane en affaires avec les Russes, un présumé trafiquant international de livres à la tête de la Girolamini, ce sanctuaire du savoir… on se pince! Faut-il accuser le hasard, l’incompétence de l’administration, la bêtise? Le parquet explore une autre hypothèse. Celle du complot, du dessein criminel prémédité. La mise à sac de la bibliothèque n’a-t-elle pas commencé dès la nomination de De Caro? «Comme si la Girolamini avait été choisie exprès en raison de son extraordinaire vulnérabilité», dit le magistrat Melillo. Fréquentation quasiment nulle depuis des décennies, gestion plus que problématique par un religieux, absence de catalogage sérieux des oeuvres. Il s’agit bien d’une «extrême faiblesse des fonctions de contrôle dans la sphère des biens culturels». En clair, le cambriolage a peut-être été, sinon organisé, du moins toléré en haut lieu. Par ceux-là mêmes qui ont introduit le «rat dans le fromage».

De Caro, qui fut aussi conseiller au ministère de l’Agriculture, puis de la Culture, appartient à la faune berlusconienne. Son sponsor ? Le sénateur Marcello Dell’Utri. Ce septuagénaire, bras droit du Cavaliere, avec qui il a fondé l’empire Mediaset, a été récemment condamné pour fausses factures, falsification de bilan et fraude fiscale. Mais il est aussi grand bibliophile devant l’Eternel. On le dit disposé à commettre toutes les folies pour agrandir sa collection. Est-il l’ordonnateur occulte du hold-up perpétré dans la bibliothèque ? Ce sera aux juges d’établir ses responsabilités. «Quoi qu’il en soit, l’affaire Be Caro est bien le produit de vingt ans de berlusconisme», dit Francesco Caglioti, professeur à l’université Federico II. Partout, les biens culturels ont été abandonnés, spoliés ou privatisés, mais surtout considérés comme quantité négligeable. Comme si le fait de posséder 50% du patrimoine mondial exonérait l’Italie de tout devoir de protection. Sans parler de Pompéi ou de L’Aquila, nombre de monuments, de musées ou de bibliothèques sont en danger de mort. Souvent, pour pallier les carences de l’Etat, c’est l’Eglise qui occupe le vide – comme à la Girolamini. Dans le même temps, les crédits gouvernementaux et les postes de fonctionnaires affectés à la protection du patrimoine fondent comme neige au soleil. La sécurité des sites est négligée. Marchands, bandits, profanateurs de tout poil ont la voie libre. La voilà, la vraie leçon de la Girolamini: «Ne pas défendre un patrimoine, c’est une invitation implicite à le piller», dit l’historien Salvatore Settis.

La bibliothèque a été sauvée in extremis. Aujourd’hui, Mauro Giancaspro, auteur de «l’Odore dei libri» («l’Odeur des livres») et de «il Morbo di Gutenberg» («la Maladie de Gutenberg»), qui a dirigé pendant dix-sept ans la Bibliothèque nationale de Naples, est à son chevet. Il tente de réparer les dégâts. Il a été nommé le 7 juin directeur, et le nouveau conservateur, Umberto Bile, est un laïc. Tomaso Montanari et les universitaires partis en croisade pour protéger la «vieille dame» ne se sont pas battus pour rien. Tout est bien qui fint bien? Pour le moment. Une question, pourtant, revient toujours, insidieuse: pourquoi faut-il qu’en Italie ce soient toujours des bonnes volontés individuelles qui finissent par sauver l’intérêt national ?

Source : le « Nouvel Observateur » du 12 juillet 2012 – Marcelle Padovani

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