Lot n° 102
Sélection Bibliorare

CHATEAUBRIAND FRANÇOIS-RENÉ DE (1768-1848) - MANUSCRIT autographe, [Bataille de Poitiers, vers 1825 ?] ; 62 feuillets petit in-4 (env. 22,5 x 18 cm) écrits au recto, montés sur onglets et reliés en un volume maroquin rouge, encadrement de...

Estimation : 30 000 - 40 000 €
Adjudication : 35 100 €
Description
trois filets dorés sur les plats, dos lisse, titre doré, cadre intérieur de maroquin rouge orné d’une frise dorée, gardes de papier peigné
(taches d’humidité sur les plats), étui.
► Important manuscrit du chapitre de son Analyse raisonnée de l’histoire de France consacré à la bataille de Poitiers, qui opposa en 1356 Jean II le Bon au Prince Noir pendant la Guerre de Cent ans.

Dans la Préface aux Études ou Discours historiques (1831), Chateaubriand explique l’ampleur de son projet, entrepris dès 1811 et resté inachevé, qui était de retracer l’histoire des dix-huit siècles qui vont de Jules César à la Révolution, et après des Discours historiques qui le menaient jusqu’aux Capétiens, d’écrire l’histoire de la France à partir des Valois.
« La vie qui m’échappe, ne me permettant pas d’accomplir mes projets, je me suis déterminé à satisfaire ceux de mes lecteurs qui témoignaient le désir de connaître mon système entier sur l’histoire de notre patrie.
En conséquence, je trace une Analyse raisonnée de cette histoire sous les deux premières races et sous une partie de la troisième. Quand j’arrive à l’époque où devait commencer mon histoire proprement dite, je donne des fragments des règnes de Philippe de Valois et du Roi Jean, notamment les batailles de Crécy et de Poitiers, ayant soin de remplir les lacunes par des sommaires. Après ces deux règnes, je reprends l’analyse raisonnée, et je la continue jusqu’à la mort de Louis XVI ».

La Bataille de Poitiers est un des plus remarquables « Fragments » que donne Chateaubriand dans son Histoire de France ; elle a paru en 1831 dans le dernier (V ter) des quatre volumes des Études ou Discours historiques dans l’édition des Œuvres complètes chez Ladvocat (Histoire de France, p. 129-161). Il en existe une copie de la main de Mme Récamier (BnF, Manuscrits, n.a.fr. 14089, ff. 222-286).

Le manuscrit présente de nombreuses variantes avec le texte imprimé, et de nombreuses (environ 300) et importantes ratures, corrections et additions (dont une sur un petit béquet 4 bis), dont neuf passages biffés, comme celui-ci (p. 60) avant la conclusion :
« Le triomphe du Prince de Galles fut l’ouvrage de la chevalerie et de la religion : la brutale valeur et l’impiété de nos jours, ne produiront pas de pareils fruits. Plaignons ceux qui ont trouvé de l’orgueil dans la modestie du fils d’Édouard.
Les sentiments des grands cœurs paroîtront toujours faux aux petites ames ; il y aura toujours des hommes qui ne comprendront point Alexandre dans la tente de la mère de Darius ».

La première page donne 12 lignes biffées restées inédites, correspondant à l’exécution des complices du roi de Navarre et l’emprisonnement de ce dernier, remplacées dans l’édition par le « sommaire » qui précède la Bataille de Poitiers.

L’épisode dont Chateaubriand décrit ici la genèse, le déroulement et les conséquences prit place le 19 septembre 1356. Profitant d’une querelle survenue entre le Roi de France Jean II le Bon (1319-1364) et le Roi de Navarre, Charles II le Mauvais (1332-1387), le Roi d’Angleterre Edouard III (1312-1377) rompt la trêve et envoie son fils le Prince Noir (1330-1376) débarquer sur les côtes de France et se joindre à Charles II. Leurs troupes se livrent à de grandes chevauchées dans le pays. Jean le Bon lève alors une armée et se porte à leur rencontre.
La bataille a lieu à Poitiers et, malgré la supériorité numérique des Français, ceux-ci sont cruellement défaits après une charge folle des chevaliers qui se heurte aux archers de l’ennemi. Le Roi et de nombreux chevaliers sont faits prisonniers, et cette défaite, dix ans après celle de Crécy, plonge la France dans l’une des plus graves crises de son histoire.

Le récit de Chateaubriand est très vivant et mêle l’étude historique au récit, émaillé de réflexions morales et politiques. C’est un véritable morceau d’anthologie.
Citons le début, dans la version du manuscrit :
« Ici les fautes du roi sont frappantes : sa colère l’aveugla et passa plus vite que sa bonté qui revint trop tôt pour laisser vivre le seul coupable qu’il eut fallu punir. Il se crut sûr de sa justice et fut arrêté au milieu de l’exécution par sa miséricorde. Il viola assez les loix pour faire haïr la couronne, pas assez pour la sauver. Il prouva qu’un honnête homme ne peut jamais devenir un mauvais roi et qu’après tout il n’est pas si aisé d’être un tyran. Les fautes qui comme celles de Jean sont sensibles à tous les yeux donnent aux esprits vulgaires l’occasion d’étaler des lieux communs de morale et aux méchants un sujet de triomphe. Les clameurs furent universelles. Philippe de Navarre frère de Charles et Geoffroi d’Harcourt oncle du comte décapité volent aux armes. Ils se livrent au roi d’Angleterre, le reconnoissent pour roi de France et lui font hommage de la Normandie »...
Plus loin, Chateaubriand fait cette remarque à propos du refus de se servir des canons dans la bataille : « Une valeur généreuse et chevaleresque méprisoit alors les armes qui peuvent être employées également par le lâche et par le brave ».
Et à propos de la décision de Jean et de son conseil d’attaquer l’ennemi, décision fatale blâmée par les historiens : « mais ils n’ont considéré ni les circonstances ni les temps ni les mœurs. Sans doute il eut été plus sûr d’affamer les Anglois dans leur camp et de les forcer à se rendre, mais il étoit aussi très possible et plus héroïque de les vaincre. […] Dans ce temps d’ailleurs les batailles n’étoient pas des calculs ; elles étoient le fruit du hasard, d’une impulsion guerrière. Elles n’avoient presque jamais de grands résultats, elles ne changeoient pas la face des empires. C’étoient des actions où l’on décidoit non de l’existence mais de l’honneur des nations »...

La description des hommes s’apprêtant au combat est un magnifique tableau : « les cors de chasse et les trompettes sonnent haut et les ménestriers jouent de leurs instruments. Les soldats prennent les armes ; les seigneurs déployent leurs bannières. Les chevaliers montent à cheval et viennent se ranger en bataille à l’endroit où l’étendart des lys et l’oriflamme flottoient au vent. On voyoit courir de toutes parts les chevaucheurs, les poursuivants, les hérauts d’armes avec la cazaque, le blason et la devise de leurs maîtres. Partout brilloient belles cuirasses, riches armoiries, lances, écus, haumes et pennons. Là se trouvoit toute la fleur de la France, car aucun chevalier ni écuyer n’avoit osé demeurer dans son château. On entendoit au milieu des fanfares, de la voix des chefs, du hennissement des chevaux retentir les cris d’armes des différents seigneurs […] Des vassaux, tête nue, rangés sous la bannière de leur paroisse, et portant des colobes et des tabards, espèce de chemises sans manche et de manteau court ; des barons en chaperons, en robes longues et fourrées, marchant sous les couleurs de leurs dames ; une infanterie demi-nue armée d’arcs, d’arbalêtres, de bâtons ferrés, d’épées et de fauchards ; une cavalerie couverte de fer et portant le bacinet et la lance ; des évêques en cottes de mailles, et en mître, des aumôniers, des confesseurs ; des croix, des images de saints, de nouvelles et d’anciennes machines de guerre, tout dans cette armée présentoit un spectacle aussi extraordinaire que brillant et varié »…

Après la narration des tentatives de pourparlers, vient le récit vivant et détaillé de la bataille, où le roi Jean est blessé :
« Les cris avoient cessé. On n’entendoit plus retentir les coups de haches et d’épées. Charny étoit étendu au pied du roi, serrant encore dans ses bras roidis par la mort, l’oriflamme qu’il n’avoit pas abandonnée. Il n’y avoit plus que les fleurs de lys debout sur le champ de bataille. La France toute entière n’étoit plus que dans son roi. Jean tenant sa hache des deux mains, défendant son fils, sa couronne et l’oriflamme immoloit quiconque osoit l’approcher. […] Jean épuisé de fatigue et perdant son sang, n’écoutoit rien et vouloit mourir les armes à la main »… Il doit finalement se rendre…

Et Chateaubriand conclut son récit dans une page admirable qui annonce la conclusion des Mémoires d’Outre-Tombe : « La gloire même du vainqueur de Poitiers a péri dans les champs où elle jetta une si vive lumière ! Au dessus de l’ancienne abbaye de Noaillé et du village de Beauvoir en Poitou, au haut d’une colline inculte et couverte de joncs marins, on trouve les restes d’un vieux camp. Vers le milieu de ce camp on remarque les débris d’un village, et l’ouverture d’un puits à demi comblé : c’est tout ce qui atteste le passage d’un héros. Le village de Maupertuis a disparu ; personne même dans le pays ne se souvient qu’il ait existé. Par une autre bizarrie du sort le lieu où l’on voit les traces du camp des Anglois s’appelle aujourd’hui Carthage : comme si la fortune pour se jouer des hommes, s’étoit plû à effacer un nom fameux par un nom plus fameux encore, une ruine par une ruine, une vanité par une vanité ».
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