Lot n° 208
Sélection Bibliorare

[Directoire – Expédition d’Égypte] Le carnet de route de François-Michel DEROZIERE, dit de Rozière. Carnet manuscrit, 15 x 11 cm, recouvert de cuir de chèvre à décor de filets et de tracés géométriques, composé de 3 petits cahiers de papier épais filigrané, reliés par de la cordelette, contenant au total 42 ff., dont certains écrits au crayon bois et réécrits à l’encre....

Estimation : 2000 / 4000
Adjudication : 4 000 €
Description
..Le carnet porte, en première page le titre de « Voyage de la Haute Egypte n° 1» et dans les dernières pages « Voyage de Cosseir ».
Il s’agit du carnet de route de François-Michel de Rozière, minéralogiste, tenu au jour le jour, lors de sa participation à l’expédition de la Haute Égypte, dans la commission Girard, commencée le 29 ventôse an VII (19 mars 1799) pour se terminer au début du mois de juillet suivant. Le carnet contient les notes prises sur le terrain, le plus souvent écrites le soir lors du bivouac, dans lesquelles l’auteur relate ce qu’il a vu dans la journée : paysages, températures, monuments antiques, villes, population… en passant par Sakkarah, Beni Souef, Minieh, Manfalout, Assiout, Sohag, Farchyoute, Qasr-El-Sayad, Qené, Qus, Karnak, Louxor, Esné et Cosseir. Une grande partie de l’expédition se fit en felouque et se termina à dos de dromadaires.
Partis du Caire avec Girard, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Jollois, Dubois-Aymé, de Villiers du Terrage et Duchanoy, ingénieurs ordinaires, Descotils et Dupuis, ingénieurs des Mines, et Casteix, sculpteur, ils formèrent une commission chargée de relever dans la Haute Égypte tous les renseignements sur le commerce, l’agriculture, les arts et antiquités, et surtout d’examiner le régime du Nil depuis la première cataracte et d’étudier le système d’irrigation.

La découverte de ce carnet, miraculeusement sauvé par hasard de la destruction, est un témoignage rare et unique de cette expédition. C’est un document émouvant, car au-delà des vicissitudes de l'histoire, c’est le regard qu'un tout jeune « savant » de 23 ans porte sur un pays qui s'ouvre à sa curiosité.
A ce jour, peu de documents de ce genre sont conservés dans les collections publiques. Et pour cause. Les sources manuscrites concernant l’activité de savants pendant l’expédition d’Égypte devraient se trouver aux Archives nationales, dans les papiers provenant de l’administration du ministère de l’Intérieur dont ils dépendaient. Or la plus grande partie a disparu sous l’Empire. Par ordre de Napoléon Bonaparte, la plupart des documents furent remis au Premier Consul en juin et septembre 1802 pour être détruits. Une note de septembre 1807 confirme que tous ces papiers ont bien été brûlés.
Par ailleurs, que ce soit les archives historiques de la Guerre, de la Marine, des Affaires étrangères, de l’Académie des Sciences ou de la BNF, les quelques documents conservés concernent peu les aspects scientifiques de l’expédition, en dehors du carnet de notes de Cordier conservé à l’Académie des Sciences.
Les destructions massives opérées sous le Premier Empire dans les collections publiques rendent ainsi d’autant plus précieux les fonds privés, conservés par les descendants des savants de l’expédition d’Égypte, ou rassemblés par les collectionneurs. Les journaux, correspondances et documents les plus connus ont déjà été publiés, essentiellement au XIXe siècle, mais de nombreuses pièces restent encore à retrouver ou à découvrir.

A ce jour, les seuls documents connus et conservés dans le domaine public, écrits de la main de François-Michel de Rozière lors de cette expédition, sont deux lettres signées, l’une écrite aux membres du conseil des Mines, adressée du port d'Alexandrie le 11 floréal an 8, et la seconde à son arrivée à Marseille sur le bateau qui le ramenait d'Égypte. Cette correspondance est conservée aux Archives nationales sous la cote F/14/2737/1, dans son dossier de carrière comme ingénieur des mines. En comparant l’écriture de ces deux lettres avec celle du carnet manuscrit, il est indubitable qu’il s’agit bien du carnet de route écrit par François-Michel de Rozière.

Extraits :
« (…) Le 30 en montant sur la rive gauche assez élevée nous vimes les pyramides de saccara à 10h. On en voyait plusieurs, et on en distinguait surtout 2 bien conservées. Sur le même bord il y a des petites couches de sable dans lesquelles sont des trous où j’ai vu entrer un grand nombre de petits oiseaux que je crois être des hirondelles. Au coucher du soleil nous nous trouvions sur la rive droite dans un endroit sabloneux où on apperçoit du fer comme celui que je trouve sur le bord de la mer à Alexandrie et dans le désert. Nous avions vu dans la journée de l’indigo, du lupin, une espèce de bled court cané et barbu. Nous étions au coucher du soleil près d’un champ de fèves et tout auprès se trouvait un petit champ de tabac. De droite et de gauche on n’apperçoit les montagnes que dans l’éloignement. Le 1er germinal vent de sud le thermomètre à 22 ½ dans la barque 25 dehors 16 dans le Nil. Le Nil dans l’endroit où nous nous sommes arrêtés a 678 mètres de largeur et il dépense 900 mètres cube par seconde sa vitesse est de 42 mètres par minutes... » ; « (…) Les catacombes de Sioute qu’on appelle dans les voyageurs les grottes de Hal ne sont pas toutes de la même grandeur. Il y a de grands appartements quarrés ou paralléllagrammiques dont les portes et les parois intérieures sont couvertes d’hiérogliphes et de figures égyptiennes. Il y en a surtout une extrêmement intéressante par les bas reliefs que l’on trouve dans le sanctuaire et qui représentent un sacrifice. Les cavernes où il y a des hiérogliphes sont peu nombreuses. On en compte 5 ou 6. Plusieurs autres paraissent n’avoir point été terminées. Les catacombes sont en très grand nombre. Plusieurs paraissent avancer profondément dans la montagne mais on ne peut y pénétrer à cause de la quantité de poussière et de décombres qui les remplissent. On trouve beaucoup de reste de momies dans ces catacombes. Des têtes de chien ou de loup sont très communes dans les trous qui avoisinent le temple principal. Il est probable que les caveaux des édifices religieux étaient destinées à conserver les dépouilles mortelles des prêtres et des grands de ce temple. On y a trouvé des momies dont les linges paraissent d’une grande finesse. Un morceau que j’ai vu était rayé de grandes rayes bleues et ressemblait beaucoup par sa finesse et son tissu aux étoffes soye et coton qu’on trouve en Égypte en grande quantité et qui viennent de l’Inde.
Par les morceaux de momie que j’ai vu ici, il paraît qu’on n’avait point […..] porté l’art des embaumements aussi loin qu’il l’a été depuis. Les chairs sont desséchées et ne conservent aucune forme. Les linges ne sont point disposés avec autant d’art que dans les momies qu’on trouve à Saccara. Il paraît qu’on remplissait l’intérieur du corps avec du coton, car j’en ai vu dans deux ou trois trous de momies. » ; « (…) Le 23 nous avons une momie presque entière. Elle a été trouvée dans les décombres. Une toise couverte d’un enduit blanc sur lequel se trouvaient des dessins irréguliers en bleu, rouge, jaune et noir ; les chairs étaient minces et les linges avaient plusieurs centimètres d’épaisseur. Les mains étaient croisées sur la poitrine. La tête avait des cheveux et de la barbe. L’un et l’autre assez courts. Les cheveux avaient un pouce de long et étaient dorés comme ceux de quelques têtes européennes. Ils n’étaient point crépus mais droits comme le notre. La barbe était courte et forte. Les bandelettes n’étaient point arrangées avec soin comme aux momies de Saccara. Le 4 floréal le thermomètre à 30° à l’ombre beaucoup de mirage. Les chevaux à l’ombre faisaient sortir des étincelles de leurs corps en les frottant avec leurs queues. On entendait très bien le bruit et les poils de la queue s’attachaient à la main de quelque côté qu’on la présentât. Vent d’ouest Le thermomètre depuis quelques jours à 15° la nuit à 27 ou 28 le jour. Lorsque le vent est fort il monte à 25 ou 26. Quand il est faible il va jusqu’à 30°. Les puits faits ont donné de l’eau à 8 pieds au-dessous du niveau du Nil. On voit sur la rive l’eau qui s’écoule des terres. Le 5 dans la tente à 3h le therm. à 34° on souffre peu parce que l’on sue beaucoup. La chaleur était plus désagréable il y a 2 heures. Du 9 depuis plusieurs jours le thermomètre monte de 30 à 32° à l’ombre et dans les tentes il y a un ou deux degrés de plus au soleil. Mis dans une encoignure exposée au soleil il est allé à 46. Le terrain brûle les pieds malgré les souliers. Hier à 10h du soir il était à 25. Le vent est brulant depuis trois jours quoiqu’il ne vienne que de l’ouest. Hier soir il éclairait dans le Nord-Ouest.
Le 15 à 11h 28° à 2h 33° vent du sud Sioute est à une demie lieue du Nil sur la rive gauche. Elle est bâtie en brique crue et cuite. L’art du maçon y est un peu plus avancé que dans les autres villes du Saïd que j’ai vues. Il y a des ornements au brique de différentes couleurs assez jolis. Les tombeaux sont au pied du Mokattam et sont plus jolis que les maisons des vivants. Ils sont tous recouverts d’un enduit blanc et les cours sont plantées de mimosa. Les portes sont construites en briques rouge et brune et qui produise une variété agréable. On trouve le dôme en petite quantité. On cultive principalement le bled, l’orge, le lin et le doura. J’ai vu souvent des épis de bled de 5 pouces et demi de long. Plus on monte plus on trouve de sable ferrugineux sur les bords du Nil… » ; « (…) La cote de Cosseir offre un golfe peu profond, qui est rempli par un rocher de corail (…) Une fissure qui se trouve dans le rocher forme le port de Cosseir qui est entièrement ouvert du côté de l’Est. (…) la ville peut contenir une centaine de maisons (…) le lendemain de notre arrivée nous allâmes faire une promenade en dromadaire à 2 lieues de Cosseir. Ce furent les Abadès, tribu d’arabes nubiens qui se charge d’escorter la caravane moyennant une rétribution assez forte qui nous fournirent nos montures. Cet animal a le trot assez doux. Mon arabe était monté derrière moi et le dromadaire ne paraissait point surchargé.
En revenant nous aperçûmes quelques gros poissons qui nageaient dans leu d’eau qui restait sur les rochers. Trois de nos arabes nous proposaient d’en aller prendre avec leurs lances. Nous acceptâmes la proposition bien persuadés qu’ils n’attraperaient rien et nous leur promîmes une réole s’il en apportaient un. Après une demie heure de chasse où ils montrèrent leur habilité à marcher nu pieds sur des rochers pointus (…) Les Abadès sont une tribu d’arabes qui tiennent toute la chaîne de montagnes depuis Cosseir jusque-là de Sienne. La tribu principale est dans les environs de cette dernière ville. Ce n’est qu’une espèce de détachement qu’ils envoient près de Cosseir moins pour escorter que pour faire payer tribu aux caravanes. Les Abadès sont petits, ont les cheveux longs et crépus. Le teint basané et les yeux entièrement petits. Ils conservent leurs cheveux et leurs barbes et quelques uns les coupent un peu court et ils ont une belle coiffure à la brutus, d’autres les conservent longs, et dans la forme des perruques blondes qu’on portait à Paris à l’époque de notre départ… »

François-Michel de Rozière (1775-1842), fils de notaire du roi au Châtelet de Paris, fut élève à l’école des mines, de la promotion 1794, et suivit à ce titre les cours de Dolomieu, le célèbre géologue et minéralogiste.
Au printemps 1798, il s’embarqua à Toulon comme spécialiste en minéralogie avec 167 autres scientifiques pour explorer l’Égypte, dont Dolomieu et Cordier. Dès l’été 1798, on le voit participer à une reconnaissance du cirque ou hippodrome d’Alexandrie ; quelques mois plus tard, en janvier 1799, on le retrouve au Fayoum ; au printemps 1799, il fait partie de la commission Girard en Haute-Égypte. En décembre 1799-1800, il se joint à une grande caravane pour se lancer dans la péninsule du Sinaï. En janvier 1801, il est envoyé étudier les lacs de natron. Bien qu’il ne soit pas membre de l’Institut d’Égypte, il y rend de nombreux comptes-rendus, notamment les 10 novembre et 2 décembre 1799, il y lit sa « Description minéralogique de la vallée de Qosseyr » et qui constituera l’un des mémoires de la Description de l’Égypte. Enfin il rapporte de nombreux spécimens de minéraux qui entrent dans les collections de l’École des Mines.
A son retour d’Égypte, il exerce ses fonctions d’ingénieur des mines dans l’est de la France. Nommé ingénieur en chef en 1810, il fait une chute de cheval lors d’une tournée qui le laisse gravement malade. Ayant reçu une affectation dans le nord de la France, il obtient de rester à Paris pendant un temps pour continuer à travailler à la Description de l’Égypte. Professeur de chimie et de métallurgie à l’école des mines de Saint-Etienne de 1820 à 1824, puis chargé de s’occuper exclusivement du XIVe arrondissement minéralogique regroupant la Saône-et-Loire, Nièvre, Allier et Cher. Nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1832, il est mis à la retraite le 27 avril de la même année, accablé d’infirmité et obligé de marcher en béquilles, devenu impotent de la jambe droite.
Rozière est l’un des contributeurs majeurs de la Description de l’Égypte, à l’instar de la qualité des planches de minéralogie réalisées sous sa direction. Cette importante production éditoriale est à la mesure de son activité lors de l’expédition d’Égypte.
Cette contribution importante à la Description de l’Égypte s’élève à 9 mémoires publiés entre 1809 et 1826 : « Description des carrières qui ont fourni les matériaux des monuments anciens, avec des observations sur la nature et l’emploi de ces matériaux » ; « Mémoire sur les vases murrhins qu’on apportait jadis en Égypte, et sur ceux qui s’y fabriquaient » ; « De la géographie comparée et de l’ancien état des côtes de la Mer Rouge… » ; « Notices sur les ruines d’un monument persépolitain découvert dans l’isthme de Suez » ; « Mémoire sur l’art de faire éclore les poulets en Égypte au moyen des fours » ; « Explication des planches : le vinaigrier » ; « Discours sur la représentation des roches de l’Égypte et de l’Arabie par la gravure et sur son utilité dans les arts et dans la géologie » ; « Description minéralogique de la vallée de Qosseir » ; « De la constitution de physique de l’Égypte et de ses rapports avec les anciennes institutions de cette contrée ».

Nous tenons à remercier la bibliothèque nationale d’Égypte située au Caire ainsi que M. Pascal Beyls, historien, pour nous avoir aidé à authentifier ce document et à en identifier son auteur.
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