Lot n° 55
Sélection Bibliorare

Édouard-Joachim dit Tristan CORBIÈRE (1845-1875). L.A.S. « Ed– » avec croquis, [Saint-Brieuc 3 mars 1860], à son père Édouard Corbière ; 3 pages et demie in-8 remplies d’une petite écriture serrée.

Estimation : 4 000 / 5 000
Adjudication : 18000 €
Description
Belle et longue lettre du jeune collégien, dans sa quinzième année, en classe de troisième au Lycée impérial de Saint-Brieuc. « Cher papa On ne nous a pas donné de devoirs pour demain et je vais profiter de cette bonne aubaine pour t’écrire une longue lettre. Me voilà enfin débarrassé d’Histoire d’ici Pâques, car le bouillon est avalé on vient de donner les places aujourd’hui. J’ai été 23ème et quoique monté de 10 degrés je suis bien embêté d’un rang si bas […] Je suis sûr que je méritais une meilleure place mais que j’ai été mis 23e parce que c’est moi. Et puis par dessus le marché j’ai eu de mauvaises notes, Assez bien de conduite, médiocre de Leçons et bien de devoirs. Mais qu’est-ce que ça fait maman et toi vous m’avez dit en grosses lettres que vous vous en fichiez ». Il raconte comment il a été privé de sortie jeudi : « il faisait un temps magnifique, et moi dès le matin j’étais tout content de sortir un peu de cage. Je m’étais habillé, bien brossé, admirablement peigné, j’avais mis mon ceinturon tout neuf, enfin j’étais dans tout mon beau et je brillais comme un soleil, quand mon maître d’études en me voyant si chouettement fioné, me dit d’un petit air malin : “J’espère que vous voilà beau” […] nous descendons à l’étude et on vient appeler les élèves sortant. Moi je n’étais pas du nombre […] Je ne me doutais pas le moindrement que j’étais en retenue, ça ne m’était pas même venu à l’idée. Mon maître d’études me voyant pleurer […] m’a répondu en riant : que quand on avait su ses leçons aussi mal que moi pendant toute la semaine on ne devait pas s’étonner d’être consigné, et que c’était une petite surprise qu’il avait voulu me ménager. Quand il m’a dit ça j’étais si en colère que j’ai eu envie de lui flanquer mon livre à travers la figure […] c’était très mal de sa part de m’avoir ainsi puni sans m’avertir de rien du tout et puis je ne méritais pas du tout d’être privé de sortie car il y en a qui ont su leurs leçons bien plus mal que moi et qui n’ont rien attrappé. C’est encore parce que c’est moi. Tu comprends comme j’ai passé une triste journée, j’étais presque malade ». M. Bazin, sans réussir à obtenir du proviseur de le faire sortir, lui a apporté les lettres qu’il attendait : « ça m’a tout à fait ravigoté, j’ai pris la chose en philosophe mais je n’avais pas faim, je n’ai pas mangé ». S’il n’avait pas reçu les lettres de ses parents, il aurait « cassé la boule d’abord à mon pion et j’aurais fichu le camp du Lycée ». Il y aura heureusement une autre sortie jeudi... Puis il raconte la « révolution contre notre maître d’études, […] il y en a déjà deux de chassés, on a commencé par ne vouloir pas dire la prière du matin et dans la journée on n’entendait dans l’étude que des poids fulminants qui partaient. Le censeur est arrivé et a comme le commun des martyrs écrasé sous sa respectable patte deux des susdits poids fulminants. Le soir le proviseur nous a fait un sermon […] un quart d’heure après trois des plus acharnés ont sauté debout sur les tables, ont éteint les lampes et on s’est trouvé dans une obscurité complète. Le tapage n’est pas fini, et ce soir au dortoir il va y avoir quelque chose [...] ce qu’il y a de bon c’est de voir le pion au milieu de ces farces, posant et parlant en sénateur Romain. […] Moi je suis tranquille spectateur des exploits des Gaillards, et je t’assure que c’est assez amusant de les voir à l’œuvre, il faut qu’ils ayent du toupet. Je ne me mêle pas le moindrement de cette espèce de révolution »… Puis il parle d’amis, de son cousin Georges qu’il soupçonne de fumer, ce dont il se moque : « Chacun prend son plaisir où il le trouve ». Puis il donne « le programme des vacances de Pâques. Le samedi on communie, le dimanche on fait son paquet et on suit une espèce de retraite après la communion. On ne part que le Lundi pour être ici le Lundi suivant. […] Mais je n’aurai jamais la patience d’avaler encore 36 jours, c’est bien long quand on y pense, 36 jours à digérer ! Le temps est depuis quelques jours moins mauvais et moins froid, on s’aperçoit bien que le primptemps et Pâques commencent un petit peu à approcher. Et comme ça le gros Gouronnec devient incivilisable comme mon professeur d’histoire et mon pion. Dis-lui de ma part qu’il a raison de se moquer des comissaires de police en attendant qu’il les tue à Pâques avec son arme briochine ». Il est heureux de la satisfaction du proviseur, car ça le garantira des démêlés avec son pion ou son professeur d’histoire. « Je suis par ordre de mérite classé en moyenne le 8e sur 36 c’est-à-dire parmi les bons élèves, et de plus je passe et je suis (modestement) le plus spirituel de la classe. J’ai aussi (avec non moins de modestie) dans la tête que je serai un jour un grand homme, que je ferai un Négrier [roman de son père], et mes places de 23e et de 34ème en Histoire, ne m’ôteront pas cette idée ». Il se désole que ses grands-parents ne soient pas venus le voir lors de leur passage... Il va faire une provision de pois fulminants pour les vacances. « Je continue toujours mes leçons d’armes et je te promets que je m’en trouve bien ça me réchauffe et après je suis tout dégourdi »... Il a eu la chance de n’avoir pas « empoigné de pensum à la classe d’histoire, c’est une rareté car généralement je ne manque jamais mon coup, je suis un abonné »… Il a un nouveau voisin d’étude : « on m’a colloqué le plus imbécile de l’établissement. C’est encore parce que c’est moi. À propos maintenant sur 25 vers latins je n’en fais plus que trois de faux ça m’est à peu près égal, car je n’en suis pas plus avancé, mais enfin ça vaut une autre note que : Progrès sensibles pourraient être beaucoup mieux ». Il demande « une boîte de peinture neuve […] en fer, très plate, à peu près épaisse comme ceci et avec des peintures rondes », et il fait les dessins de la boîte fermée et ouverte, en précisant : « sur le couvercle de la boîte il y a deux anneaux. Je sais que ça n’est pas très bon marché car ce sont de vraies peintures, des peintures d’homme, mais des guêtres en cuir auraient coûté aussi cher […] et je suis content d’en payer la moitié de ma bourse car j’en ai bien envie. Je n’userai pas ces peintures à barbouiller du papier, mais je ne m’en servirai que quand je voudrai faire un chouette dessin et je ne les prêterai à personne ». Il ne veut plus de la vieille boîte de « tonton Édouard », que tout le monde vient lui demander, « et il n’y a pas moyen de refuser à moins de passer pour un avare, un mauvais caractère, etc. »… Après quelques précisions sur les comptes de M. Bazin et son arrivée pour les vacances, il termine : « Adieu mon papa je t’embrasse aussi de tout mon cœur ton fils qui t’aime bien »… On joint une rare plaquette d’Édouard Corbière, Notre âge. Satire (Paris, chez Mongie et les marchands de nouveautés, Rouen, Frère, octobre 1821), in-8 de [1]-17 p. (lég. mouill.). Les lettres de Tristan Corbière sont d’une grande rareté : on n’en connaît que soixante. L’autographe de celle-ci, publiée en 1954 par H. Matarasso, était resté inconnu des éditeurs des Œuvres complètes (Bibl. de la Pléiade, p. 1010-1015).
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