Lot n° 439
Sélection Bibliorare

FLAUBERT Gustave (1821-1880). MANUSCRIT autographe signé « Gve Flaubert », Les Mémoires d’un Fou, 1838 ; 141 pages in-fol. sur 72 feuillets montés sur onglets et reliés en un volume in-fol. (32,7 x 23,8 cm) cartonné recouvert de soie lie de...

Estimation : 300 000 - 350 000 €
Adjudication : 364 000 €
Description
vin brochée de motifs noirs et de points rouges, chemise et étui (quelques légères rousseurs éparses).

► Très précieux manuscrit autographe de la première œuvre littéraire de Flaubert, largement autobiographique, et qui servit de matrice à L’Éducation sentimentale.

► Un des rares manuscrits d’une œuvre de Flaubert en mains privées.

Ces pages constituent l’entrée en littérature de Flaubert. Âgé de 17 ans, il donne une forme romanesque à ses premières expériences sentimentales, autour du récit de sa rencontre sur la plage de Trouville avec Mme Schlesinger, qui marquera à jamais sa sensibilité, et inspirera le personnage de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale.

Flaubert a rédigé Les Mémoires d’un fou en 1838, entre la fin juin et l’achèvement du conte Ivre et mort, et décembre où il commence le « vieux mystère » Smar. Il en offre le manuscrit en étrennes à son ami Alfred Le Poittevin le 4 janvier 1839.
Le manuscrit est rédigé à l’encre brune au recto et verso de feuillets de 32 x 20,5 cm pour la plupart (quelques-uns sont un peu plus petits, et 3 versos seulement sont vierges), avec une pliure verticale pour marquer la marge au recto. Après le feuillet de titre portant l’envoi au verso (plus grand et large que les autres, avec un pli horizontal montrant qu’il a pu servir de chemise au manuscrit), et le feuillet de dédicace, Flaubert a numéroté en haut du recto les 7 premiers feuillets de son récit (1 à 7), puis a cessé (une pagination au crayon a été ajoutée ultérieurement, probablement lors de la copie qui servira à l’édition). Le récit est divisé en 23 chapitres, numérotés I à XXIII, Flaubert allant à la page pour chaque chapitre. L’écriture est cursive et rapide, et montre une rédaction pressée, avec quelques fautes et mots oubliés dans l’encrier. Le manuscrit présente de nombreuses ratures et corrections (plus de 230), avec des additions, principalement dans les marges, ainsi que des passages biffés, comme par exemple, pour s’en tenir au chapitre II, ces phrases supprimées : « et je meurs d’un vers solitaire qui m’a rongé peu à peu les entrailles morales », et sur sa mère : « qui a versé tant de larmes sur ma fragile existence qui veillas tant de nuits et avec tant d’amour au chevet de ton enfant…… Quel monde que le cœur d’une mère quels élans d’amour en sortent, de combien de douces choses son âme en est baignée d’une mysticité de tendresse qui est quelque chose des cieux ».

Flaubert a offert ce manuscrit à l’état brut, sans avoir pris le soin de mettre au net, à celui qui était alors son ami le plus proche, Alfred LE POITTEVIN (1816-1848), avec cette longue dédicace, qui occupe toute une page en tête du manuscrit :
« A toi mon cher Alfred
ces pages sont dédiées et données
Elles renferment une âme toute entière – est-ce la mienne ? est-ce celle d’un autre ? J’avais d’abord voulu faire un roman intime où le scepticisme serait poussé jusqu’aux dernières bornes du désespoir, mais peu à peu en écrivant, l’impression personnelle perça à travers la fable, l’âme remua la plume et l’écrasa.
J’aime donc mieux laisser cela dans le mystère des conjectures, pour toi tu n’en feras pas.
Seulement tu croiras peut-être en bien des endroits que l’expression est forcée et le tableau assombri à plaisir rappelle-toi que c’est un fou qui a écrit ces pages et, si le mot paraît souvent surpasser le sentiment qu’il exprime c’est que ailleurs il a fléchi sous le poids du cœur.
Adieu, pense à moi et pour moi. »
Et il ajoute cet envoi en regard, au verso de la page de titre :
« A cette époque on a coutume de se faire des cadeaux – on se donne de l’or et des poignées de main – mais moi je te donne mes pensées ; triste cadeau ! Accepte les – elles sont à toi comme mon cœur.
Gve Flaubert
4 janvier 1839. »

Le premier chapitre est une adresse au lecteur, dans laquelle l’auteur explique ses intentions :
« Pourquoi écrire ces pages. – À quoi sont-elles bonnes. – Qu’en scais-je moi-même. Cela est assez sot à mon gré d’aller demander aux hommes le motif de leurs actions et de leurs escrits. – Scavez-vous vous-même pourquoi vous avez ouvert les misérables feuilles que la main d’un fou va tracer.
Un fou. Cela fait horreur qu’êtes-vous, vous lecteur dans quelle catégorie te ranges-tu dans celle des sots ou celle des fous. Si l’on te donnait à choisir ta vanité préférerait encore la dernière condition. Oui encore une fois à quoi est-il bon je le demande en vérité un livre qui n’est ni instructif ni amusant, ni chimique ni philosophique, ni agricutural ni élégiaque, un livre qui ne donne aucune recette pour les moutons ni pour les puces, qui ne parle ni des chemins de fer ni de la bourse ni des replis intimes du cœur humain ni des habits moyen-age, ni de Dieu ni du diable mais qui parle d’un fou, c’est-à-dire le monde ce grand idiot qui tourne depuis tant de siècles dans l’espace sans faire un pas, et qui hurle et qui bave et qui se déchire lui-même.
Je ne sais pas plus que vous ce que vous allez lire. Car ce n’est point un roman ni un drame avec un plan fixe, ou une seule idée préméditée, avec jalons pour faire serpenter la pensée dans des allées tirées au cordeau.
Seulement je vais mettre sur le papier tout ce qui me viendra à la tête, mes idées avec mes souvenirs, mes impressions, mes rêves mes caprices, tout ce qui passe dans la pensée et dans l’âme – du rire et des pleurs du blanc et du noir des sanglots partis d’abord du cœur et étalés comme de la pâte dans des périodes sonores, – et des larmes délayées dans des métaphores romantiques. Il me pèse cependant à penser que je vais écraser le bec à un paquet de plumes, que je vais user une bouteille d’encre, que je vais ennuyer le lecteur et m’ennuyer moi-même. J’ai tellement pris l’habitude du rire et du scepthicisme qu’on y trouvera depuis le commencement jusqu’à la fin une plaisanterie perpétuelle et les gens qui aiment à rire pourront à la fin rire de l’auteur et d’eux-mêmes. […]
On aurait tort de voir dans ceci autre chose que les récréations d’un [cerveau biffé] pauvre fou [à qui tout le monde jette la biffé]. Un fou !
Et vous lecteur – vous venez peut-être de vous marier ou de payer vos dettes ? »
Dans cette confession, le narrateur évoque d’abord son enfance, ses rêves, ses visions, ses angoisses… À la fin du chapitre IX, il reprend son récit « après trois semaines d’arrêt », et précise : « Ici commencent vraiment les Mémoires »… Le chapitre x conte avec éblouissement la rencontre sur la plage d’un village de Picardie d’une femme : « Elle était grande, brune avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules, son nez était grec ses yeux brûlants ses sourcils hauts et admirablement arqués – sa peau était ardente et comme veloutée avec de l’or, elle était mince et fine, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée »… Le « fou » tombe éperdument amoureux de cette Maria, avec qui il fait de longues promenades ; il se lie aussi avec son mari, et enrage en pensant aux ébats de Maria avec son mari… Puis vient la fin des vacances, et la séparation…

Le chapitre XV reprend « tel qu’il était » un récit plus ancien, ainsi présenté : « Le fragment qu’on va faire [sic] avait été composé en partie en décembre dernier. Avant que j’eusse eu l’idée de faire les Mémoires d’un fou ».
Flaubert a en effet inséré dans son manuscrit les 6 feuillets de ce fragment, numérotés 1 à 6, d’un papier différent et plus petit (30,7 x 20,5 cm), et sans marque de marge. C’est l’histoire des premiers émois amoureux avec une provocante jeune Anglaise, Caroline.

Au chapitre XVI, la première expérience sexuelle, à quinze ans, est honteusement et brièvement contée : « J’eus des remords – comme si l’amour de Maria eut été une relique que j’eusse profanée ».

Après quelques chapitres, où le « fou » se livre à de grands développements lyriques ou amers et pleins de dérision, le chapitre XXI commence brusquement par une ellipse (« J’y revins deux ans plus tard vous savez où elle n’y était pas »), qui annonce celle, fameuse, de L’Éducation sentimentale. Sur les lieux marqués par l’absence de Maria et pleins de son souvenir, le « fou » s’abandonne à l’amour mais regrette de ne pouvoir « dire tout ce que je ressentis d’amour d’extase de regrets »… Après une dernière évocation éblouie du souvenir de Maria, mais regrettant de n’avoir pas été « plus hardi », le « fou » achève tristement ses mémoires (chap. XXIII) :
« Ô cloches vous sonnerez donc aussi sur ma mort, et une minute après pour un baptême. Vous êtes donc une dérision comme le reste et un mensonge comme la vie – dont vous annoncez toutes les phases, le baptême, le mariage, la mort. Pauvre airain perdu et perché au milieu des airs et qui servirait si bien en lave ardente sur un champ de bataille ou à ferrer les chevaux ».

Ce roman est fortement autobiographique, avec l’évocation de la jeunesse et du collège, et surtout par l’évocation de la rencontre dans l’été 1836, sur la plage de Trouville, d’Élisa Schlesinger, qui a « ravagé » Flaubert : elle devient, deux ans plus tard, la Maria des Mémoires d’un fou, et sera plus tard le modèle de Mme Arnoux dans L’Éducation sentimentale. L’épisode de Caroline reprend, sans transposition, l’histoire de la jeune Anglaise Caroline Heuland, qui passait ses vacances chez les Flaubert, et épousera un professeur de dessin. Le roman est aussi fortement marqué par la lecture des maîtres : le Rousseau des Confessions, le Goethe de Werther, le Chateaubriand de René, et Byron. Mais on remarquera dans ces pages un ton personnel, une attention à la forme et à la structure romanesque, et un remarquable travail de style, qui font des Mémoires d’un fou la première vraie manifestation, remarquablement précoce, du génie flaubertien.

De Louis Le Poittevin (fils d’Alfred), le manuscrit passa au bibliophile Pierre Dauze, qui prépara l’édition de cet inédit, sous le titre inexact de Mémoires d’un fou, dans La Revue blanche (4 livraisons, 15 décembre 1900-1er février 1901), puis en volume, chez Floury, dans une édition hors commerce tirée à cent exemplaires, dont le texte sera repris plusieurs fois par la suite.
Il passa ensuite dans la collection du ministre et grand bibliophile Louis Barthou, et, depuis la vente de sa bibliothèque en 1935, il avait disparu.
Ce n’est qu’en 2001 que Mme Claudine Gothot-Mersch a pu en donner, dans le tome I des Œuvres complètes de Flaubert dans la Bibliothèque de la Pléiade, une édition conforme au manuscrit, dont elle a donné une description codicologique précise, sous son titre exact ; nous renvoyons à son édition et à la remarquable étude qui l’accompagne.

Flaubert, Œuvres complètes, I, Œuvres de jeunesse (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2001) : Les Mémoires d’un fou (p. 461- 515) ; notice et édition critique par Claudine Gothot-Mersch (p. 1350-1388).

─ Provenance :
• Alfred LE POITTEVIN ; son fils Louis LE POITTEVIN ;
• Pierre DAUZE (Catalogue de la bibliothèque de feu M. Pierre Dauze, I, 11-16 mai 1914, n° 600) ;
• Louis BARTHOU (Bibliothèque de M. Louis Barthou, I, 25-27 mars 1935, n° 389, ex-libris).
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