Lot n° 671
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FUITE À VARENNES. François-Claude, Marquis de BOUILLÉ (1739-1800). LETTRE ORIGINALE EN PARTIE CODÉE ET DICTÉE, 21 avril [1791, au Comte Axel de FERSEN] ; 1 page et demie in-8.

Estimation : 8 000 / 10 000 €
Adjudication : 27 500 €
Description
EXTRAORDINAIRE DOCUMENT HISTORIQUE, INÉDIT, SUR LES PRÉPARATIFS DE LA FUITE DE LA FAMILLE ROYALE.

[Louis XVI s’était toujours montré réticent aux projets de fuite formés notamment par Fersen, Marie-Antoinette, Mercy-Argenteau. Mais la journée du 18 avril 1791, où le roi et sa famille, qui voulaient aller faire leurs pâques à Saint-Cloud, sont contraints par la populace de rentrer aux Tuileries, sous les injures et les menaces, le persuade enfin de l’urgence de quitter Paris, où il est manifestement retenu prisonnier. Louis XVI donne alors son aval au projet de fuite élaboré par Bouillé, Fersen et le baron de Breteuil, l’ancien ministre. Le but est de gagner une place forte vers la frontière belge, la citadelle de Montmédy, sous la protection du marquis de Bouillé, pour pouvoir imposer à la France une nouvelle Constitution. En cas d’échec, Louis XVI pourrait alors faire appel aux troupes étrangères toutes proches. L’Empereur d’Autriche, Léopold II, frère de Marie-Antoinette, plutôt réticent à intervenir en France, accepte cependant de rassembler des troupes à la frontière pour aider Louis XVI si les choses viennent à mal tourner. Les villes belges de Mons et Arlon, ainsi que la frontière luxembourgeoise (alors sous domination autrichienne), sont à plusieurs reprises évoquées dans les préparatifs.
C’est dans ce contexte que prend place la lettre codée récemment retrouvée, et déchiffrée grâce à M. David Chelli, avec l’aide du mathématicien Philippe Moutou. Le 21 avril 1791, quelques jours après les événements du 18, le marquis de Bouillé presse Fersen, organise les mouvements de troupes, et essaie de trouver les moyens nécessaires pour payer les soldats.

CETTE LETTRE EST DÉCISIVE : ELLE DONNE LA DATE DE LA FUITE, L’ORGANISATION GÉOSTRATÉGIQUE, ET PROUVE LA DÉTERMINATION DES PROTAGONISTES DE CETTE AVENTURE.]

« Si on ne peut obtenir de l’Empereur un camp à Arlon et un à Mons, il faut au moins l’engager à mettre huit mille hommes à Luxembourg et trois ou quatre à Arlon avec ordre de se joindre à nous dès qu’on aura besoin. Sans cela il est impossible de livrer le roi à des troupes que l’on pourrait corrompre d’un moment à l’autre. Il faut surtout de l’argent. En avez-vous ? On travaille avec un nouvel acharnement les troupes et on use le général auprès d’elles. Ainsi, il faut que tout soit prêt pour la dernière quinzaine de mai au plus tard. Surtout on ne doit négliger aucun sacrifice pour se procurer quinze millions et dix mille Autrichiens disponibles. Avec ces moyens, on croit qu’on peut tout tenter. »
À la suite de cette partie codée, Bouillé continue la lettre en clair ; la lettre est dictée à un secrétaire (son fils ?) : « Je passe rapidement à Metz, monsieur, et j’y mets cette lettre à la poste. Vous voudrés bien communiquer cette dépêche à monsieur votre ambassadeur. Adieu, monsieur, je suis fatigué comme un malheureux qui n’est pas sorti de sa voiture depuis dix jours. Il me tarde bien d’être arrivé à ma destination. Je vous prie de vouloir bien toujours m’y adresser vos réponses. Je vous renouvelle, monsieur, les assurances de mon inviolable attachement. Je vous quitte pour remonter en voiture. Mille compliments de ma part, je vous prie, au baron de Staël. »

[LA MÉTHODE DE CODAGE (ET DE DÉCHIFFREMENT) EST LA MÊME QUE CELLE UTILISÉE ENTRE MARIE-ANTOINETTE ET FERSEN POUR LEUR CORRESPONDANCE SECRÈTE.

La table de ce chiffre poly-alphabétique, conservée dans les papiers de Fersen aux Archives nationales de Suède (Stafsund SE/RA/720807/10 / 20), révélée jadis par Yves Gylden (« Le chiffre particulier de Louis XVI et de Marie-Antoinette lors de la fuite à Varennes », Revue internationale de criminalistique, 1931), a été étudiée et commentée par les cryptologues Valérie Nachef et Jacques Patarin :

« Je vous aimerai jusqu’à la mort », version anglaise dans la revue Cryptologia en 2010, version française en ligne :
http://ufr6.univ-paris8.fr/Math/sitemaths2/spip/IMG/pdf/Marie-Antoinette-Paper.pdf

Une reproduction photographique en a été donnée récemment par Mme Evelyn Farr dans son livre Marie-Antoinette et le Comte de Fersen, la correspondance secrète (L’Archipel, 2016, p. 34).

Il s’agit d’un chiffre « poly-alphabétique ».
Un numéro figure sur chaque lettre, qui renvoie à la page d’un livre convenu à l’avance (probablement un petit volume de Montesquieu, De la grandeur et de la décadence des Romains) ; le premier mot de cette page du livre donne la clé du code. Ici, la page 135 commence par « votre » : pour lire la lettre en clair, il faut donc inscrire autant de fois que nécessaire les lettres « votre » sous les lettres à décoder ; la table donnera ensuite la concordance par association des lettres : les deux premières lettres de notre document « e& » associées à « vo » donnent « si ».
C’est probablement Fersen lui-même qui a inscrit à côté du chiffre « 135 » le mot-clé « votre », laissant à son secrétaire le soin de répéter le mot dans l’interligne.

Notons que les plis de ce document montrent qu’il a été plié pour être glissé dans une enveloppe.
Les lettres, soigneusement numérotées (« pour savoir s’il n’y en a pas de perdues », insiste Fersen dans une lettre du 6 mars 1792), circulaient par la poste ; celle-ci porte le n° 12 (en surcharge).

Le Marquis de Bouillé indique dans ses Mémoires : « j’avais concerté avec M. de Fersen des moyens sûrs pour notre correspondance. Nous avions un chiffre que je regarde comme impossible à deviner, et quoique toutes nos lettres passassent par la poste, il est remarquable que, pendant une correspondance de six mois sur un aussi grand intérêt, pas une de ces lettres ne fut interceptée. […] Je fus chargé de toute cette correspondance [...] Les lettres m’étaient adressées par M. de Fersen pour le Baron de Hamilton. [...] J’adressais les miennes pour M. de Fersen à la Baronne de Korff, femme de cinquante ans, intime amie de celui-ci, d’autres fois à M. de Silverspare, secrétaire de l’Ambassade de Suède », dont l’ambassadeur était le baron de Staël.
On peut rapprocher cette lettre du 21 avril de Bouillé à Fersen de celle de Marie-Antoinette à Mercy-Argenteau du 20 avril :
« Notre position est affreuse ! Il faut absolument la fuir dans le mois prochain. Le roi le désire encore plus que moi. Mais avant d’agir, il est essentiel de savoir si vous pouvez porter, sous un prétexte quelconque quinze mille hommes à Arlon et à Virton et autant à Mons. Monsieur de Bouillé le désire fort. »
La fuite sera finalement remise au début de juin, Louis XVI voulant attendre de recevoir les deux millions de la liste civile qu’il pourrait emporter ; puis encore repoussée « pour que les Autrichiens aient le temps de renforcer leur cordon à Luxembourg » (Fersen à Breteuil, 30 mai). Finalement le départ aura lieu le 20 juin au soir, et l’aventure prendra fin le lendemain soir à Varennes.

Il convient de souligner qu’il s’agit là D’UN DES RARES ORIGINAUX à avoir survécu à de nombreuses destructions et de prudents autodafés, à l’exception de certaines lettres de la « correspondance secrète » acquise en 1982 par les Archives de France aux descendants de Fersen. Les documents des archives Fersen sont en effet pour la plupart des préparations avant codage, ou des déchiffrages après réception.

Le document provient des papiers d’Axel de Fersen, dont le sort a été retracé par Mme Farr : passés à sa mort à son frère puis à la fille de celui-ci, qui les a revendus à son cousin le Baron Rudolf de Klinckowström. Ce dernier en publie en 1877 une grande partie dans son livre Le Comte de Fersen et la Cour de France.
Les Archives de Suède hériteront d’une partie de ces papiers Fersen, annotés au crayon par Klinckowström, comme le nôtre où il a porté par deux fois au crayon le nom du Marquis de Bouillé ainsi que la date.]
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