Lot n° 26
Sélection Bibliorare

Jacques CHARDONNE (1884-1968). 28 L.A.S., La Frette 1960-1967, à Matthieu Galey ; environ 64 pages in-4. Très belle et intéressante correspondance littéraire et amicale. Nous ne pouvons donner ici qu’un trop rapide aperçu de ces belles...

Estimation : 4 000 / 5 000
Adjudication : Invendu
Description
lettres sur papier quadrillé (celui que Chardonne employait quand il disait la vérité). 6 octobre 1960, au sujet de son texte Le bonheur à Spetsai [publié dans Demi-jour], dont il est très content ; réflexions sur la mémoire… 17 janvier 1962, constatant la mort du roman : « Une pitié, quand je pense aux romans qui paraissent entre 17 et 30. […] Si le roman est mort ; c’est bon. Une chose qui pouvait arriver. Je ne dis pas que les écrivains d’aujourd’hui sont nuls ; loin de là, dans l’ensemble. Je dis que les romans sont mauvais »... Puis sur son ami Paul Morand : « Il déraille souvent. Il faut que je le guide. Je lui dis ce matin (il allait écrire dans Match : on a enterré l’Orient-Express, tant mieux ; fini le train. Les grands paquebots, fini. Le France, une bêtise pour la vaine grandeur) je lui dis : la vitesse, c’était votre jeunesse. Aujourd’hui, c’est la lenteur. On veut de la détente. On cherche des vacances. Un beau paquebot, merveilleuses vacances (il n’y en a pas d’autres) ; des trains de luxe (vrais), s’il y en avait, les avions seraient vides. Morand retarde ; quelle aventure ! »... 19-21 avril, critiquant Michel Déon, qui rêve dans ses îles d’une liberté illusoire, et dont les idées politiques du « parti Maurras » irritent Chardonne : « Les idées politiques des Français, qu’ils soient de gauche ou de droite, sont d’une sottise que l’on ne trouve guère qu’en France ; j’ai vu se déployer cette bêtise pendant soixante ans. [...] Le régime politique français (démocratie parlementaire, chambre des députés, prétendue liberté, des discours, aucun gouvernement) c’est ce qu’il y a de pire. […] Maurras a écrit de bonnes choses ; et, plus encore de stupides – surtout touchant l’Allemagne »... Puis sur le général de Gaulle : « Tous les Français, sauf Mauriac et moi, détestent de Gaulle. [...] le régime politique qu’il veut établir, c’est le bon ; c’est le régime américain ; un vrai gouvernement, qui gouverne, pendant cinq ans. Et puis on le juge ; on le garde ou on le renvoie. […] la cervelle politique des Français, c’est une puante bouillie »... 30 avril, sur l’état de la littérature en Europe, et éloge du grand critique Curtius… 14 juin, sur son dernier livre Détachements : « Ce qui m’épate dans ce livre, que j’estime fort, c’est que je l’ai vraiment écrit en deux mois. A présent, je mets sept ans pour écrire 250 pages (ce sera à peu près le temps que j’aurai gardé “Demi-jour” sur ma table) »... Il critique fort les « mots inutiles, même français », qui sont « de la bourre »... 18 janvier 1963, commentaire critique d’un déjeuner chez Paul Morand, avec les Jouhandeau : « Inviter Elise, voir Elise, et chez soi, une honte ». Morand est très content de l’accueil qu’on lui fait : « Il se croyait banni de France, et en souffrait »... Il parle avec malice des élections académiques : « Si le froid persiste, Paulhan sera élu à l’Académie ; ses ennemis ont plus de 90 ans et ne sortent pas par cette température. Déjà, Jean Guitton, à la surprise générale s’est glissé à l’Académie à la faveur du froid »... 29 février, sur le XIXe siècle et George Sand : « Elle était “progressiste”, avec des doutes. Heureusement pour elle, il ne lui fut pas donné de connaître la suite, jusqu’à Hitler. La mort est bien nécessaire »... Réflexions sur l’armée, la liberté et la politique… « Les Morand se sont entichés de Pagnol »... 5 mars, sur la littérature, à propos de Marguerite Duras : « Ce qu’elle veut peindre, c’est une idée, à la mode du jour. La mode est au confus, et à “l’angoisse”. En d’autres temps, c’était une autre façon de voir. L’écrivain, en général, est un serviteur fidèle de son époque. La véritable originalité, c’est le plus rare. Presque toute “littérature”, c’est chose d’un moment. Stendhal n’était pas du tout de son époque. Cependant, il ne fut pas un méconnu. Il était connu et apprécié par tous (presque) bons écrivains ou juges de son temps »... Il relit les Contemplations de Hugo : « Il y a du bon, de l’admirable, et du médiocre. C’est un poète. Il veut être “poète” à chaque ligne : le vers oblige. On n’est pas poète à tout instants. […] C’était l’époque où Hugo était en colère à Guernesey. Cette colère gronde partout. Napoléon III n’était pas un mauvais régime. C’est Mérimée qui avait raison. On pourrait faire toujours l’économie de ses colères. Il s’agit d’être bien persuadé que les hommes sont des fols ; et le furent toujours »... Réflexions politiques : « Le crime, c’est de 1900 à 1918 (traité compris). C’est là que le continent chavire. Trente ans, les socialistes ont réclamé les “nationalisations” ; à présent, ce sont les industries libres qui sont idéales »… 8 mars 1963, sur la littérature, conseillant Galey pour l’aider à combler ses lacunes : Paul Bourget, Maupassant et Zola, Jules Romains, Dickens : « Si on ne fait pas une thèse sur un auteur, très peu de livres suffisent pour le juger ; et même quelques pages. Les écrivains ne font que se répéter ». Il déplore le manque de culture des nouvelles générations, « la sécheresse du terrain, la bonne conscience dans l’ignorance ; la T.V. suffit ». Pis il encourage Galey dans son projet sur Barbey d’Aurevilly : « un personnage, un bon sujet. [...] Il a toutes les singularités, et même du talent »… 1er juillet 1963, sur l’enrichissement du peuple : « Voici le danger : un “peuple” riche est ingouvernable ; il est trop fort. […) Cela conduit au communisme seule tyrannie possible, au nom du peuple, et qui mettra tout le monde en prison. […] Pauvre “capitalisme”. [...] Cette colossale affaire Hachette, dont la puissance et l’étendue surpasse toute imagination, est dirigée par les gens les plus médiocres ; à ce point qu’ils font pitié »... 26 septembre : « La littérature n’est pas une carrière ; c’est un exil »... Il oppose à la déchéance dans laquelle Chateaubriand a terminé sa carrière, la pleine réussite de la petite carrière de Mauriac... Puis il raconte son retour à Vigny, qu’il voit en homme du Maine-Giraud, en seigneur paysan, en solitaire triste, s’occupant de ses vignes et de ses procès… Sur la préface de Jacques Brenner à Catherine, « étonnante, définitive ; Chardonne est là tout entier, à jamais. Le plus curieux, c’est que Brenner est là tout entier, lui aussi : discret, presque effacé, et profond »... 28 septembre, sur la littérature et le cinéma, à propos du Feu follet [de Louis Malle], bien supérieur au roman de Drieu (« ils sont tous médiocres »). « Le cinéma doit remplacer le roman-distraction. C’est un art. Il est bien supérieur au roman-distraction. C’est à dire tous les romans, sauf trois par siècle, et qui sont de la littérature. Qu’est-ce donc que cette “littérature” que le cinéma ne peut remplacer : ce sont des mots. Un art qui est fait de mots. Lequel art implique aussi de la pensée ; et une pensée telle, que l’attention est nécessaire ; un certain recueillement ; une certaine aptitude à la pensée »... 6 octobre, sur le style et le genre des chroniques : « Mon style, (tant travaillé sans qu’il y paraisse) ne vaudrait rien pour des “chroniques”. Je vise à l’extrême concentration dans la limpidité ; la chronique demande un style plus détendu. Il faut savoir “développer”. Valéry mettait au plus haut l’art du développement, si difficile ; il y fut merveilleux. Il faut savoir “développer”, bien étaler sa pensée, sans que jamais on ne sente le délayage »... Il s’attaque à « ces ivrognes (Frank, Blondin, etc.) et ces innombrables réfractaires à la femme (plus ou moins ; plutôt moins que plus), signes de ces temps, ce sont des déserteurs de la vie ; c’est un phénomène cosmique »... 23 janvier 1964, longs conseils à Galey pour l’achèvement de son Barbey, sans se presser... « Quand vous jugerez le livre terminé, laissez-le dormir trois mois. Si, pendant ces trois mois, des idées vous sont venues (idées nouvelles, ou corrections utiles) attendez encore trois mois »... 29 janvier, sur Demi-jour et André Parinaud... L’article de Galey sur Drieu « est magistral. Vous êtes, de beaucoup, le premier critique de cette époque »... 17 mai, sur les modes littéraires : « Si “je me penche” sur les “jeunes”, ils m’ennuient ; et “par ailleurs” je les plains ; ce sont des éphémères ; […] trois fois dans ma vie j’ai vu s’éteindre, ou plutôt se résorber, dans le perpétuel mouvement des vagues, les ambitions si confiantes d’écoles littéraires. […] Un “fonds” d’éditeur, après trente ans, c’est trois livres. […] la vraie “littérature” ne peut nourrir un éditeur. Mais il y a quantité de branches vigoureuses dans l’édition »... Puis il évoque sa surdité : « Après tout, le silence convient, à mon âge ; et sa terrible solitude »... 11 juillet. Violente diatribe contre la Résistance, à propos de la destruction de Royan : « J’ai eu une seule haine dans ma vie : la haine du “résistant”, combinaison du crime et de la sottise ; l’ancêtre du Résistant, c’était les patriotards d’avant 14 (Déroulède, Maurras, Péguy, Delcassé etc...) à qui l’on doit la guerre de 14 (en partie). Les vainqueurs de la guerre de 39, ce sont les Américains et les Russes. De Gaulle, c’est zéro. Les Résistants ont simplement tué, ou fait tuer, plus de cent mille Français ; et ils sont responsables de la persécution des juifs en France, laquelle n’était pas prévue. [...] Dans les villes où il n’y avait pas de résistants, les allemands sont partis sans rien abîmer »... Puis sur son travail à projet de livre sur L’Édition et la société : « Jusqu’ici je pensais “je n’ai jamais travaillé”. Mes livres ont été dictés par mon ange gardien. Je me bornais à écouter, à transcrire »... Chardonne raille le goût des critiques et du public pour les écrivains torturés, et se compare à Goethe... Dimanche [18 octobre]. Conseils à Matthieu Galey : « vous écrirez des livres. Des livres touchant à la critique genre “Barbey”. Ce n’est pas un genre épuisé ; on peut le rénover. [...] Troisième phrase, dans dix ans. Vous écrivez un roman ; peut-être deux ; c’est suffisant. Ce que je viens de dessiner c’est à peu près la carrière de Benjamin Constant »… Recommandations pour se faire embaucher par un éditeur riche, tel que Laffont ou Flammarion... 17 décembre, sur son projet d’une Histoire de l’Édition : « C’est un ouvrage assez lourd, en somme, pour mon âge. Il me faut une sérieuse assistance. Ça ne sera pas lourdement écrit. J’ai le ton. Le ton léger des souvenirs. Un livre, léger de poids, mais dense, et sérieux »... Sur les attaques de Kleber Haedens contre le Nouveau Roman ; anecdotes sur Paul Morand et Mauriac... 21 janvier 1965, souvenirs sur Ernst Jünger… Jünger était peu goûté en Allemagne, et cela n’a pas changé. « Cela dépendait des recoins. L’Allemagne, c’est de nombreux recoins. Elle ne sera jamais “unifiée” »... Il parle encore des pages de ses Propos comme ça sur Mauriac, de Sainte-Beuve, de la guerre atomique entre l’Amérique et la Chine... 23 avril, sur son prochain livre, Propos comme ça, qu’il veut « très court » ; il hésite sur l’éditeur : « Je n’ai pas eu encore le courage d’entrer chez Gallimard depuis la mort de Nimier. Gallimard ne pense qu’à la correspondance de Morand. Il voudrait des manuscrits de moi à tous prix. Malheureusement pour lui, l’argent m’est indifférent »... Vendredi [28 mai], déploration sur l’état de la France : « Pauvre France ; pauvre France. Elle fut, jadis, une nation militaire. Depuis bientôt deux siècles, elle perd toutes les guerres […] Elle fut une grande nation littéraire. Elle avait du discernement (éminente qualité) pour la cuisine, et pour la littérature. […] La moitié de Claudel, passe encore ; et le pauvre Gide. Mais Aragon ! Le comble de l’horreur ! La bêtise folle. Avec Malraux, la chute était déjà grave. [...] Les grandes douleurs sont muettes. Aragon, c’est un cabotin »... (réponse jointe de Galey). 17 octobre, sur l’impuissance et la chair : « Morand m’écrit : “Dès que l’on ne peut plus faire crier une dame pendant une heure, sans débander, il faudrait disparaître.” Je lui réponds : “ne vous y trompez pas, elle crie pour vous faire plaisir”. […] “Impuissant” ; notion vague. L’opposé, l’excès contraire, n’est pas moins pernicieux. Le modèle serait le monde des curés et des moines. Ils n’ont pas tous une maîtresse. Il y a donc un moyen de mater la chair : ne pas trop y penser, avant tout. Considérer “la chair” comme une bêtise et un avilissement. Vénérer “l’impuissance”. “La chair” c’est interdit à l’artiste. – L’homme n’a pas le droit d’avoir des enfants (surtout l’artiste) »... 22 février 1966, lettre désabusée sur la littérature et les milieux littéraires : « Je trouve la masse des écrivains quelque chose de nul ; la “littérarature” un ramas de niaiseries, la “société littéraire”, en tous les temps, une misère. Peut-on imaginer (pour ne parler que des modernes) qu’une espèce de folie, telle que le “monologue intérieur” a pu occuper les esprits au moins trente ans ; que des livres tels que le dernier Green ou Nourissier, trouvent un éditeur (j’ai envie de leur dire : je ne vous demande rien ; ça vous regarde vos petites histoires) Mes petites histoires à moi, elles sont lourdes ; mais j’ai eu assez de pudeur pour n’en rien dire ; personne, jamais, ne les soupçonnera. […] Si on me demandait mon opinion sur Proust ; ce ne serait pas long. Je dirais : “c’était un demi-fou ; mais il avait un art extrême pour décrire, en poète, de menus objets ; par exemple un thermomètre” »... Puis sur le Romantisme, « essentiellement allemand »... 14 avril, se réjouissant d’avoir reçu une lettre du général de Gaulle sur Propos comme ça, qu’il recopie…Réflexions sur la France qui a besoin d’un commandement : « La liberté, c’est très dangereux. Elle n’a servi aux français que pour des guerres folles, des révolutions, et autres fantaisies »... 15 août, sur la sottise des jeunes : « Une exception à cette loi : l’époque où apparut vous, Brenner, Nimier, etc. Vous êtes venus au monde, fort cultivés, hommes faits, des vieux. Je vous ai toujours considéré comme des frères. Cette époque est passée ; les “jeunes”, aujourd’hui, sont idiots »... Puis sur les lettres de Morand : « Il est unique. Il écrit en courant. C’est jeté. Les “lettres” que l’on nous donne à lire, en général, c’est une misère : un pesant bavardage. La “littérature” sera perdue par “les jeunes” »... 30 novembre : « Le peuple des écrivains, c’est des ingénus. Le Clézio, dit une ingénue de cette tribu, et quelques autres, “seront les grands” du proche avenir. Non. Clézio qui compte un peu aujourd’hui, ne sera rien, demain. Entre hier, aujourd’hui et demain, aucun rapport. Ce sont des poissons de rien du tout que l’on aperçoit de la plage. La vie déteste la vie. D’où, le passé, le présent et l’avenir, sans aucun rapport entre eux »... Janvier 1967, sur la médiocrité de la littérature et des milieux littéraires de ce temps, notamment chez Grasset... Puis sur son projet de Nouveaux Propos : « je n’écrirai pas L’Histoire de l’Édition. Cela m’ennuie. J’en fais cadeau à Brenner, qui l’écrira ou non. Je publierai dans Nouveaux Propos les morceaux sur l’édition qui m’intéressent [...] ces Nouveaux Propos seront un gros livre, fort différent du premier (il faut bien changer, puisque je trouve maintenant des “propos” comme ça partout ; même chez Cioran, et fort médiocres) »...
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