Lot n° 18
Sélection Bibliorare

Jean ANOUILH. Manuscrit autographe, [Pattes blanches, 1948] ; 215 feuillets petit in-fol., paginés 1-215, avec quelques versos de brouillons abandonnés (quelques mouillures et traces de brûlures de cigarettes, marge du 1er feuillet un peu...

Estimation : 8000 / 10000
Adjudication : 9 375 €
Description
rongée sans perte de texte).

Important manuscrit complet du scénario du film de Jean Grémillon, Pattes blanches.

Ce film devait être réalisé par Jean Anouilh, mais, tombé malade quelques jours avant le tournage, il dut se résoudre à le confier à Jean Grémillon (1901-1959). Le tournage eut lieu dans le petit port d’Erquy, où Anouilh possède une maison.

Le film, sorti en avril 1949, ne rencontra pas le succès, malgré la force des dialogues de Jean Anouilh, la beauté de la réalisation et des images de Jean Grémillon, et les interprètes remarquables : Fernand Ledoux (Jock), Suzy Delair (Odette), Paul Bernard (Keriadec), Arlette Thomas (Mimi), et Michel Bouquet (Maurice ; il était aussi l’interprète d’Anouilh à ce moment-là au théâtre dans L’Invitation au château).

L’intrigue se passe dans un petit port breton : Jock Le Guen, riche mareyeur et tenancier du Café du Port, ramène de Saint-Brieuc sa maîtresse, qu’il installe dans son auberge, et qui va susciter les passions et amener la tragédie. Odette est jeune et belle, elle aime séduire et jouer avec les hommes. Elle prend dans ses filets Julien de Keriadec, le châtelain ruiné qui vit reclus, et dont les gamins se moquent en l’appelant « Pattes blanches », à cause des guêtres qu’il porte. Julien est poursuivi par la haine et le désir de vengeance de son demi-frère bâtard, Maurice, qu’il a humilié et rejeté, et qui réussit à faire d’Odette sa maîtresse. Mais, aspirant à une vie tranquille, Odette accepte d’épouser Jock, et le drame se noue le soir du mariage. Julien a tout vendu pour pouvoir partir avec Odette. Maurice fait d’elle l’instrument de sa vengeance en l’obligeant à aller au château dire à Julien qu’elle ne l’aime pas ; elle obéit et avoue à Julien qu’en fait elle aime Maurice, puis elle s’enfuit dans la nuit, poursuivie par Julien, qui l’étrangle et la précipite du haut de la falaise. Jock et Maurice errent aussi dans la nuit, à la recherche d’Odette et ne la trouvent pas. Seule témoin de la scène, Mimi, la petite servante bossue de l’auberge, unique figure positive de l’histoire, qui aime M. de Kériadec d’un amour pur, sincère et dévoué, s’accuse du meurtre ; mais Julien, qui voulait mettre le feu à son château, finira par se rendre à la justice, enfin sensible à l’abnégation de Mimi, à qui il donne le château. Maurice s’est enfui ou a disparu ; Jock s’est pendu de désespoir. Jean Grémillon ne cache pas son estime pour le travail d’Anouilh : « Je suis particulièrement sensible à la richesse, à la vigueur, à la cruauté du dialogue de Jean Anouilh dont j’ai la charge de faire un film. J’essaye, pour être le plus fidèle illustrateur de l’histoire de Pattes blanches, d’utiliser au mieux les ressources de l’écriture cinématographique » écrit-il. Un exemple de la violence des dialogues, que Grémillon respecte mot à mot, lorsque Maurice se déchaine contre Kériadec : « À genoux ! À genoux ! Comme moi ! Le jour où tu m’as foutu dehors ! Et pardon ! Tout de suite ! Je le ferai plus ! Tu te rappelles ? Tous les mots, tous les mots que j’ai dits tu vas me les redire. Un mois, un mois que je te l’envoie dans ton lit pour ça, cochon ! » (p. 177).

Le film est très proche du scénario, dont le découpage a été respecté, sauf quelques scènes supprimées. Ainsi le texte d’Anouilh s’ouvre et se clôt sur la mort de Mimi, petite vieille ratatinée, seule dans le château, et la suite se présente comme un long flash-back ; Grémillon n’en a pas tenu compte, et le film commence par l’arrivée nocturne d’Odette dans la camionnette de Jock, et se termine par le départ en calèche de M. de Kériadec pour Saint-Brieuc, où il va se livrer à la justice. Le réalisateur a aussi supprimé une scène où l’on voit Maurice et sa mère affronter Julien de Kériadec, où se déploie toute leur haine (p. 49-52). Anouilh décrit une rencontre dans le train entre M. de Kériadec et Jock qui lui fait ingénument ses confidences et lui avoue son amour pour Odette (p. 61-67). Au retour de sa première visite au château, où Odette a suivi Mimi, les deux femmes font une promenade en barque, qui manque de mal se terminer : Mimi a-t-elle la tentation de pousser Odette à l’eau ? En tout cas, Odette a eu peur (p. 102-103). Dans le manuscrit d’Anouilh, Odette revient à la charge et se présente au château, mais Julien, qui est là, n’ouvre pas, et quand elle est partie, court dans les bois « comme une bête qui cherche » (p. 128-130). Deux scènes montrent M. de Kériadec aux abois, cherchant de l’argent auprès d’un usurier puis de sa famille (p. 158-160). Dans une scène cruelle, au bal du mariage, Jock veut faire danser Mimi qui se rebiffe violemment (pp.166-168). Le meurtre d’Odette est éludé dans le scénario, qui montre le repêchage du « cadavre d’Odette dans sa robe blanche » (p. 178), contrairement au film (sublime image du meurtre avec le voile blanc flottant dans le noir ; on apprend que le corps a été repêché). Dans le scénario, Maurice, qu’on ne revoit pas dans le film, retourne au château et tente de tirer sur son demi-frère, mais, trop lâche, il jette son fusil et s’enfuit dans la lande (p. 212-313). Anouilh montre enfin l’arrivée de Kériadec dans le bureau du juge, qui a tout deviné (p. 214), alors que le film s’achève sur le départ de Kériadec dans sa voiture à cheval. Le manuscrit est rédigé à l’encre bleue, sur deux colonnes, le scénario, l’action, les plans et les didascalies à gauche, les dialogues sur la droite ; il est entièrement de la main d’Anouilh [le générique indique Jean Bernard-Luc comme co-scénariste (probablement dans l’élaboration du scénario avant son écriture)]. Il présente de nombreuses additions, ratures et corrections, des passages entièrement biffés ou rayés (souvent au verso de pages réutilisées), qui sont des scènes précédemment travaillées, ou abandonnées, des annotations au crayon de papier ou au crayon rouge. Anouilh renonce à une scène où Odette explique à Kériadec pourquoi elle ne peut qu’épouser Jock (p. 132 v°) ; il ajoute au crayon, en marge de la page 204, la magnifique scène où Mimi rêve qu’elle danse aux bras de Kériadec en robe de bal dans la grande salle du château illuminée : « Pendant qu’elle danse surimprimer sur elle, elle n’est plus bossue elle a la belle robe, elle est belle jeune parée de bijoux elle danse seule dans le grand salon, débarrassé de sa paille et illuminé de cent flambeaux, avec Keriadec souriant. L’image redevient la petite bossue qui tourne seule, Keriadec la Regardant ».{CR}…

Nous sommes dans l’univers sombre et grinçant d’Anouilh, qui donne une vision très noire des mécanismes et des enjeux de la séDuction. Le désir de possession amène les protagonistes à la tragédie ; les trois hommes qui errent dans la lande sont dominés par la passion, la frustration ou la vengeance, dans un contexte de lutte des classes, et tous les trois animés de pulsions de mort ; ils seront tous les trois perdants. Même la pure Mimi est soumise passagèrement à cette envie de tuer, mais elle, qui est laide et croit n’avoir droit à rien, gagnera, alors qu’Odette, qui est belle, qui veut être heureuse à tout prix et croit avoir droit à tout, perdra la vie. Le scénario d’Anouilh est sublimé par les images de Grémillon, qui saura utiliser la beauté des extérieurs et des paysages naturels, et donner une vision onirique des scènes d’intérieur du château. « Un diamant noir », dit justement Bertrand Tavernier. On joint la brochure publicitaire illustrée du film, éditée par la proDuction Majestic.{CR}
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