Lot n° 133
Sélection Bibliorare

LAFAYETTE, Gilbert du Motier, marquis de Lettre autographe à Louis Marie, vicomte de Noailles Richmond, 22 mai 1781 7 pp. 1/2 in-4 [en français]

Estimation : 30000 / 40000
Adjudication : Invendu
Description
LA FAYETTE ISOLÉ ÉCRIT CE REMARQUABLE JOURNAL DE LA CAMPAGNE DE VIRGINIE EN MAI 1781. “MA FORCE RÉGULIÈRE ÉTAIT DE 900 HOMMES ET 30 DRAGONS ... JE NE SAVAIS PAS LA FORCE DE CORNWALLIS" AN ISOLATED LAFAYETTE WRITES THIS REMARKABLE DIARY OF VIRGINIA’S CAMPAIGN IN MAY 1781 Me pardonneras-tu, mon cher frère, d’avoir été si longtemps sans t’écrire ? Il y a des siècles que je n’ai reçu de tes nouvelles, et les lettres que tu m’écrivais par M. le Camus ont été brulées dans la supposition qu’il ne me trouverait pas. Je vais réparer mes torts, mon ami, et te donner une courte histoire de nos affaires en Virginie. Le journal n’est pas bien brillant, mais les embarras que j’éprouve n’en ont pas moins demandé toute mon attention. Lorsque j’étais à Baltimore, tu sais que les préparatifs du général Phillips 1 à Porsmouth m’engagèrent à faire une marche forcée sur Richmond. Nous allâmes grand train et arrivâmes la veille du jour où le général Phillips se posta à Manchester vis-à-vis de Richmond où il y avait beaucoup de tabacs et des magasins publics. Une assez ridicule sommation avait annoncé son projet de nous attaquer. L’arrivée du détachement continental que peut-être il crut plus fort l’engagea à se rembarquer, et à redescendre James River. Le projet du général Phillips était alors de s’arrêter à Williamsburg où il devait recevoir des contributions. Nous prîmes une position à une marche de Richmond, deux de Williamsburg, trois de Fredericksburg et j’envoyai quelques milices pour s’opposer au débarquement des ennemis. Dans le moment qu’ils s’y prils ,éparaient reçurent un avis chargé de dépêches de lord Cornwallis2. Ils remontèrent la rivière à toute voile, et la crainte de me voir dérober une marche sur Richmond me fit sur le champ retourner à cette ville. Ayant appris le lendemain que le général Phillips avait débarqué à Brandon sur la rive méridionale, et ayant aussi quelques nouvelles de la marche de Lord Cornwallis lequel jusqu’alors on m’avait assuré être embarqué pour la Caroline du Sud à Willmington. Nous passâmes James River et prîmes la position occupée par les Anglais à dix milles de Petersburg. Je comptais réparer le pont d’Appomatox qu’ils avaient détruit, et établir une communication sur James River. Mais le général Phillips au lieu de marcher au Sud prit possession de Petersburg, et Lord Cornwallis marcha sur Hallifax sans rencontrer la moindre opposition, sans même qu’on pût ramasser plus de 150 fusils de ce côté-ci du Rocnoke. Le général Phillips avait 2.400 hommes sous les armes et de la cavalerie. Ma force régulière était 900 [hommes], et 30 dragons. La milice peu nombreuse et mal armée, comme Charlus, Dillon et St.-Même pourront te le dire. Je ne savais pas la force de Cornwallis et apprenais seulement qu’aux troupes opposées au général Greene il avait joint la garnison de Wilmington. Il avait 300 hommes montés, et dans ce pays-ci la cavalerie fait tout. Si j’eusse marché vers le Sud, j’abandonnais ce côté-ci de la Rivière, l’État que je dois défendre, et la Rive sur laquelle nous avions nos magasins et attendions nos renforts. Lord Cornwallis aurait pu m’éviter, mais était sûr de me battre. L’autre armée aurait marché derrière moi, et leur commandement maritime me défendait à jamais de repasser la Rivière. Il a donc fallu me contenter de faire gâter les chemins, d’exhorter à lever quelques milices que dans ce pays-ci il faut un siècle pour assembler. Le général Phillips avait sa droite couverte par James River, son front par Appomatox, et l’on ne pouvait arriver à la gauche qu’en passant par un grand détour des gués très incertains. Voyant que par la position il pouvait me forcer à une action tandis que je n’avais pas le même avantage, je repassai James River mais demeurai à Milton d’où, après l’arrivée des Pennsylaviens, j’aurais tâché d’engager une action avec le général Phillips. Ayant reçu une lettre du petit corps établi sur Rocnoke pour me mander qu’ils manquaient absolument de poudre, je leur envoyai un petit convoi, couvert pour quelques milles par un détachement, et pour attirer l’attention des ennemis le bataillon de Gimat et quatre pièces de canon prirent poste sur ce côté-ci d’Appomatox pour quelques heures, ce qui les empêcha de détacher après notre poudre. Le général Phillips, avec qui je n’étais pas trop bien pour avoir très sèchement répondu à des lettres ridicules, est mort dernièrement de la fièvre. Arnold3 prit le commandement de l’armée et a tâché d’ouvrir une correspondance avec moi, mais j’ai renvoyé ses lettres sans les ouvrir et avec toutes les marques du mépris. Lord Cornwallis est arrivé à Petersburg. L’on ne doit pas trop blâmer les habitants pour la tranquillité avec laquelle il a marché ; il n’y a point d’armes dans le pays, pas plus que dans les provinces de France, et j’ai grand peine, même ici, à rassembler ce qui est nécessaire pour armer le peu de milices que nous avons. La force du général Phillips était, je crois, environ 2.300 hommes, ils ont reçu un petit renfort de Porsmouth. Je ne sais pas le nombre d’hommes qu’a Cornwallis, car, à tous nos embarras, se joint l’impossibilité d’avoir de bonnes intelligences. Mais un officier qui était dans Hallifax après eux m’assura qu’ils ont passé le Roaknoke, dans l’ordre suivant : la légion de Tarleton, le corps du colonel Hamilton, 23e, 11e, 33e régiments anglais, 200 tories, un régiment hessois, la brigade des gardes et quelque infanterie légère, le tout avec six pièces de canon. On me mande qu’il est arrivé dans Hampton Road un nombre de bâtiments de transport dont une partie remonte la rivière. Je ne sais ce que sera ce renfort, mais, jusqu’à présent, les ennemis ont quatre ou cinq contre un en infanterie réglée, et dix contre un en troupes à cheval, attendu que nous avons quarante dragons. Je ne puis comprendre ce qu’est devenu le détachement pennsylvanien. A leur arrivée, nous serons en état d’être battus plus décemment. Mais à présent, nous ne pouvons que courir. Quand les ennemis marcheront ici, je tâcherai cependant de tirer quelques coups de fusil, mais sans nous engager au point de rendre la retraite trop meurtrière. Attendu qu’avec la milice, une retraite devient bientôt déroute, et la perte des armes est irréparable en Virginie. Le gén .éral Greene est devant CamdenDieu veuille qu’il prenne le poste, et une partie de son objet sera rempli. Sa manœuvre était destinée à reporter le théâtre de la guerre dans la Caroline du Sud. Mais avec si peu de forces, il est difficile de venir à bout d’aucun projet. Le baron de Strüben va le joindre avec quelques recrues continentales et en prendra d’autres dans la Caroline du Nord. Je suis destiné jusqu’à nouvel ordre à commander dans ces États-ci. Les différents départements me donnent plus de peine que Lord Cornwallis. Nous n’avons pas un écu, faisons des dépenses immenses, et manquons de tout. Je tâche de corriger les abus et d’employer des gens sur qui je compte. De tous nos besoins, le manque de cavalerie est le plus funeste, et sans cavalerie, ce pays-ci ne peut pas se défendre. Excepté le général Washington, aucun de mes amis du Nord ne me donne des nouvelles. Si l’on n’en sait pas davantage sur ce qui nous regarde, je crains d’être jugé sévèrement, même injustement. Si j’ai tort, je ne demande pas mieux que d’être blâmé et je passerai condamnation sur manque de talent, manque d’expérience, et même sur tous les deux à la fois. Mais comme ma disproportion est immense, et nos difficultés inexprimables, j’espère que tu communiqueras ce que tu en sais à nos amis, de manière qu’étant condamné, je ne sois au moins qu’autant que je le mérite. Si tu écris en France, mon ami, donne-leur de mes nouvelles, car il n’y a point d’occasions dans ce pays-ci. Dis-leur que ton pauvre frère est diablement occupé à se faire rosser. J’ai à te parler d’une méchanceté qu’on a faite à une personne que j’aime. La suite de cette plaisanterie sera vraisemblablement de la rendre à jamais malheureuse et de me faire couper la gorge avec un homme contre lequel je ne puis en conscience me défendre qu’à demi. Mais la société de Paris s’en consolera par une chanson, et les malheurs particuliers la touchent médiocrement. Il est piquant qu’on vienne me chercher à deux mille lieues pour être le héros de l’histoire du jour, et une femme qui est à deux mille lieues des coquetteries et intrigues de Paris, pour en faire la victime de quelque méchante imagination. Mande-moi, mon cher frère, si l’on t’en parle en plaisantant ou si vraiment on en fait une sérieuse méchanceté. Par les dernières nouvelles, l’armée française devait s’approcher de la nôtre. Peut-être es-tu à New Windsor, mais notre mauvaise fortune veut toujours que nous soyons séparés. Si Lauzun4 venait ici, et que tu l’accompagnas avec un bataillon, nous pourrions travailler ensemble. Je n’ai pas besoin de te dire à quel point je serais heureux de servir avec toi. S’il ne vient pas de seconde division, la campagne du Nord sera bientôt inactive. S’il en vient une, il faudra bien rassembler toutes nos forces. Je te prie, mon ami, de présenter mes hommages à M. de Rochambeau et de lui communiquer de ma part les nouvelles que je te manderai. Je désire bien que ma conduite ait son approbation. Fais mes tendres compliments au chevalier de Chastellux, MM. de Viomenil, Fersen, Lameth, et mes autres amis. Embrasse Charlus, Damas, les Deux-Ponts. Adieu, mon cher frère, tu sais combien je t’aime. 1. William Phillips (1731-1781), général britannique. Ses derniers mots, sur son lit de mort, le 13 mai 1781, auraient été pour Lafayette dont il entendait les canons : « Won’t that boy let me die in peace ? ». 2. Charles Cornwallis (1738-1805), général britannique qui commanda les troupes britanniques lors du siège de Yorktown. 3. Benedict Arnold (1741-1801), en livrant le fort américain de West Point aux Anglais, devint l’un des traîtres les plus connus de l’histoire des États-Unis. 4. Armand-Louis de Gontaut Biron, duc de Lauzun (1747-1793), au service de Rochambeau, commanda une légion des volontaires étrangers lors de la bataille de Yorktown. Il fut chargé de porter la nouvelle de la victoire à Louis XVI. RÉFÉRENCE : Lettres inédites du général de Lafayette au vicomte de Noailles, Paris, 1924, pp. 41-48 -- Lafayette in the Age of the American Revolution, Cornell University press, 1980, IV, p. 121
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