Lot n° 118
Sélection Bibliorare

MANUSCRIT. — THOMAS D’AQUIN (saint). Sanctus Thomas de Aquino. Commentaria in evangelium sancti Lucae [Catena aurea]. S.l.n.d. [Naples, entre le début des années 1480 et 1493]. Manuscrit sur parchemin, 283 feuillets (+ 2 blancs). In-folio...

Estimation : 200 000 - 300 000 €
Adjudication : Retirer de la vente sur demand
Description
(375 x 270 mm.
Peau de truie fauve, grand décor d’entrelacs et d’enroulements dessiné au moyen de filets à froid et de listels mosaïqués en vert foncé et rouge, armoiries à froid au centre, dos à cinq nerfs orné dans le même genre, bordure intérieure, tranches dorées sur marbrure (J. Légal rel. Angers).

COMPOSITION
285 feuillets répartis en 36 cahiers de 8 feuillets chacun, à l’exception du premier qui n’en possède que 6 (sur 8, manquent les deux premiers feuillets dont l’incipit) et le dernier qui n’en possède que 7 (le huitième manque et devait être blanc) ; les deux derniers feuillets du manuscrit sont blancs. Soit 283 feuillets de texte et 2 feuillets blancs.

TEXTE
Écriture gothique italienne sur deux colonnes, 45 lignes à la page. Réglure à la mine de plomb. Titres courants à l’or : lettre C majuscule pour capitulum (chapitre) au verso des feuillets, et numéro du chapitre en chiffres romains au recto. Réclame à la dernière page de chaque cahier.
Au premier feuillet du volume : Evangelii Luce Capitul. I ; au verso du dernier feuillet, en lettres d’or sur quatre lignes : Beate Thome de Aquino in eva [n] gelium Luce glosa : finit, et un peu plus bas, sur deux lignes : Venceslaus Crispus Bohemus exscripsit.

DÉCORATION
488 initiales peintes en or et en couleurs (vert, bleu et violet), dont 24 grandes avec ornements d’arabesques et de fleurs s’étendant dans les marges.

PROVENANCE
Rois d’Aragon, librairie royale de Naples ; Georges Ier d’Amboise, archevêque de Rouen ; Georges II d’Amboise ; Charles Ier et Charles II, Cardinaux de Bourbon-Vendôme ; chartreuse de Bourbon-lèz-Gaillon ; collection Bourdin à Rouen (?) ; Charles Lormier (1901, n°15).
TRÈS BEAU MANUSCRIT SUR PARCHEMIN DE LA FIN DU XVe SIÈCLE EXÉCUTÉ DANS LE ROYAUME DE NAPLES PAR VENCESLAUS CRISPUS (ou Crispo), copiste originaire de Bohême qui vint travailler à la cour des rois d’Aragon au début des années 1480 à 1493.
Le manuscrit n’est pas daté. Le scribe l’a signé au verso du dernier feuillet par une souscription joliment calligraphiée à l’or. Le texte, disposé sur deux colonnes, est en écriture gothique italienne dont la calligraphie élégante et soignée est caractéristique de la main de Crispus. Ce dernier a utilisé deux modules d’écriture : un gros pour le texte biblique, et un petit pour le commentaire de saint Thomas.

► LE TEXTE EST PARSEMÉ D’UNE IMPRESSIONNANTE QUANTITÉ DE LETTRINES PEINTES EN COULEURS ET SOUVENT REHAUSSÉES D’OR, AU NOMBRE DE 488, DONT 24 GRANDES.
Ces dernières, dont la taille équivaut à environ cinq grosses lignes de texte ou dix lignes de la glose, marquent le début de chaque chapitre ; elles sont reliées à une branche de rinceaux fleuris formant bordure verticale sur l’ensemble de la page et terminée aux extrémités par des motifs végétaux polychromes (fleurs ou feuilles stylisées) et des rinceaux en filigrane disposés en gerbe ou en forme de croix. Cette bordure décorative rappelle notamment le travail des enlumineurs de l’école de Ferrare (ex : la Bibbia de Borso d’Este, Duc de Ferrare, enluminée par Taddeo Crivelli).
Les titres courants sont en lettres d’or : la lettre C majuscule, pour capitulum (chapitre), a été écrite au verso des feuillets, et le numéro des chapitres en chiffres romains au recto. La dernière page de chaque cahier porte comme réclame les premiers mots du cahier suivant. Cette réclame est joliment calligraphiée.

LA DÉCORATION DU MANUSCRIT EST ATTRIBUABLE À MATTEO FELICE, artiste enlumineur actif à Naples et documenté de 1467 à 1493. Gennaro Toscano en a brossé un portrait dans Matteo Felice : un miniatore al servizio dei re d’Aragona di Napoli, article paru dans Bolletino d’arte, n°93-94, 1995, pp. 87-118. Felice collabora étroitement avec Venceslas Crispus depuis les années 1480 jusqu’en 1493, et de nombreux volumes furent copiés et enluminés par leurs soins pour la bibliothèque royale de Naples. Deux d’entre eux ont été présentés lors de l’exposition Une Renaissance en Normandie tenue en 2017 au musée d’Évreux. Celui qui a figuré et a été reproduit en 2015 dans le catalogue n°213 de la librairie new-yorkaise Jonathan Hill (n°14 : Quaestiones de Potentia Dei. Quaestiones de Malo de Saint Thomas d’Aquin, daté du 30 décembre 1480) présente de fortes similitudes avec notre volume quant à la décoration des bordures.
Le texte renferme la Catena aurea de saint Thomas d’Aquin sur l’Évangile de saint Luc. Le père Léonard Lehu, prieur des Dominicains d’Angers, qui a étudié ce manuscrit en 1902, a laissé une longue et intéressante note à son sujet, collée sur une garde :
Le titre exact de l’ouvrage n’est pas Commentaria in Evangelium Lucae, mais bien Catena aurea. St Thomas d’Aquin n’a pas laissé de commentaire sur St Luc ; il a seulement commenté St Matthieu et St Jean. Mais il est en outre l’auteur d’une Chaine ou Catena sur les quatre Évangélistes. [...] La Catena est une simple compilation où les extraits des Pères sont cités successivement d’après les exigences du texte à commenter, sans que l’auteur ait rien ajouté, sauf quelques rares transitions. Ce genre de littérature eut une certaine vogue au Moyen Âge [...], la Chaine de St Thomas fut appelé Catena aurea. Comme l’a remarqué le père Lehu, le scribe a ici conservé la disposition matérielle des anciennes Gloses : au centre, le texte en gros caractères, et dans les marges, le commentaire en lettres plus fines ; et il s’interroge : Cette disposition nécessaire dans les anciennes Gloses où les postillae du commentateur se rattachaient au texte par différents signes, n’avait plus ici la même raison d’être, le texte évangélique se trouvant intégralement reproduit dans le corps de la Catena. Peut-être en a-t-on agi ainsi, soit par respect pour le texte sacré, soit pour des raisons de calligraphie et d’esthétique, soit pour se conformer à la coutume.

CE VOLUME FAIT PARTIE D’UNE MONUMENTALE COLLECTION DE 22 MANUSCRITS DES ŒUVRES DU GRAND THÉOLOGIEN, entreprise initiée sous l’égide et aux frais du cardinal Jean d’Aragon, archevêque de Salerne et de Tarente, légat apostolique en Hongrie, peu de temps avant sa mort survenue à Rome en 1485, puis poursuivie par son père, le Roi Ferdinand Ier († 1494), qui l’intégra à la librairie royale de Naples. MM. Destrez et Chenu, dans leur article (cité ci-dessus), rappellent que les œuvres de Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) furent fréquemment copiées au Moyen Âge et au début de la Renaissance mais soulignent qu’il n’existe que de très rares collections manuscrites de ses œuvres complètes. Parmi les quatre collections signalées par ces auteurs, celle des Rois d’Aragon est certainement la plus prestigieuse ; l’ampleur du format, la richesse de la calligraphie et de l’enluminure dénoncent en effet une entreprise de grand luxe : malgré la dispersion actuelle, il s’agit manifestement d’une série homogène, dont l’exécution révèle, par le format, le dispositif,
la décoration, bien plus par les signatures des copistes, les dates et lieux de composition, un dessein méthodiquement poursuivi au cours de plus de dix années de travail. [...] il ne s’agit pas de manuscrits à l’usage modeste de professeurs et d’étudiants en exercice, [...] mais d’un ensemble décoratif, non sans utilité certes, mais commandé par un souci de glorieuse beauté plus que par une curiosité textuelle. Ces volumes étaient donc destinés à rester groupés
(pp. 312-313).
La librairie royale de Naples subit par la suite les vicissitudes du temps.
En 1501, après le traité de Grenade, elle fut emportée par le dernier roi aragonais de Naples, Frédéric, qui fut contraint de quitter son royaume devenu annexé par le Roi de France Louis XII. Exilé en France, Frédéric s’installa avec sa cour et ses collections privées au château du Plessis-lèz-Tours, mais fut obligé quelques années plus tard, vers 1503, de vendre les livres de l’ancienne librairie royale. Le Cardinal Georges d’Amboise (1460-1510), Conseiller de Louis XII et l’un des premiers acteurs de la diffusion du langage de la Renaissance italienne en France, se porta alors acquéreur des 138 volumes de la bibliothèque. Ceux-ci, venus grossir les collections du Cardinal en son château de Gaillon, ont été répertoriés dans un inventaire du mobilier de ce prélat dressé en 1508,
dans la partie intitulée Aultre librairie achaptée par mon dit Seigneur, du Roy Frédéric.
Cet inventaire a été retranscrit par Delisle et notre manuscrit y figure sous le n°20 : Sanctus Thomas super Lucam, couvert de cuyr rouge, garny de quatre fermaus d’argent doré.
À sa mort, la bibliothèque du cardinal d’Amboise fut léguée à son petit-neveu Georges II d’Amboise. Les livres latins restèrent au château de Gaillon puis passèrent à la chartreuse de Bourbon-lès-Gaillon (Aubevoye), fondée en 1571 par le Cardinal Charles Ier de Bourbon-Vendôme. La bibliothèque y resta en place jusqu’à la Révolution, époque à laquelle elle fut dispersée : si la plupart des manuscrits furent déposés dans des bibliothèques, trois d’entre eux — le nôtre en fit peut-être partie — furent achetés par un certain M. Bourdin, collectionneur à Rouen, qui les exposa en 1861.
Le manuscrit figura ensuite dans la bibliothèque de Charles Lormier (1825-1900), collectionneur et membre fondateur de la Société des bibliophiles normands, laquelle fut vendue aux enchères à Drouot dès 1901. Cet amateur normand possédait également deux autres volumes des œuvres de saint Thomas d’Aquin exécutés pour la famille d’Aragon par Venceslas Crispus, dont les commentaires sur l’Évangile de Saint Jean.
Le volume, alors en ais de bois et « dépouillé » de son cuir au moment de la vente de Charles Lormier, a été de nouveau relié dans le premier quart du XXe siècle par Jules Légal, relieur actif à Angers jusqu’en 1926.
Le décor de la reliure, articulé par de grands entrelacs et enroulements dessinés à froid et par des listels de maroquin vert et rouge, s’inspire grandement des décors de la Renaissance et des reliures réalisées au milieu du XVIe siècle pour de grands bibliophiles, tels Jean Grolier et Thomas Wotton.
Le manuscrit est incomplet du premier feuillet contenant l’incipit, très certainement décoré d’un encadrement et d’une miniature représentant Saint Thomas d’Aquin écrivant et portant en pied les armoiries des rois d’Aragon, ainsi que le second feuillet qui devait renfermer le début de la préface, comme l’indique la note collée sur une garde au début du volume :
Ce n’est pas seulement le premier feuillet qui manque ici, mais les deux premiers. Les quelques lignes qui précèdent le chapitre I semblent en effet appartenir à une préface.
Minimes piqûres de vers aux vingt premiers et vingt derniers feuillets.
Traces de pliure verticale à quelques feuillets, principalement au début du volume.
CE MAGNIFIQUE MANUSCRIT, DE PROVENANCE ROYALE, ENLUMINÉ AVEC UN GRAND RAFFINEMENT, EST UN VÉRITABLE CHEF-D’ŒUVRE CALLIGRAPHIQUE DE L’ÉCOLE ITALIENNE DU QUATTROCENTO.

Sa redécouverte aujourd’hui, depuis sa disparition il y a plus d’un siècle, réveille un pan de l’histoire de la librairie royale des rois d’Aragon de Naples et de l’école artistique napolitaine, et continue – un an après l’exposition qui lui a été consacrée – de faire briller l’éclatante bibliothèque humaniste du cardinal Georges d’Amboise en son château de Gaillon, « premier rayon de soleil italien dans la France septentrionale » (Jean Babelon).

BIBLIOGRAPHIE
— Langlois, Recherches sur les bibliothèques des archevêques et du chapitre de Rouen, 1853, p. 71.
— Léopold Delisle, Le Cabinet des manuscrits de la bibliothèque impériale, tome I, 1868, pp. 227-228 et pp. 233-238.
— Le Cabinet historique. Moniteur des bibliothèques et des archives, tome I, 1882, pp. 142-146 et 158.
— Mazzatinti, La Bibliotheca dei re d’Aragona in Napoli, 1897, p. CXXI, n°20.
— Wilhelm Rolfs, Geschichte der Malerei Neapels, 1910, p. 165, note 1.
— Tammaro de Marinis, La Bibliotheca Napoletana dei re d’Aragona.
— Jean Destrez et Marie-Dominique Chenu, «Une collection manuscrite des œuvres complètes de St. Thomas d’Aquin par le Roi Aragonais de Naples 1480-1493» in Archivum fratrum praedicatorum, vol. XXIII (1953), pp. 309-326.
— Gennaro Toscano, « Le Cardinal Georges d’Amboise (1460-1510) collectionneur et bibliophile », in Les cardinaux de la Renaissance et la modernité artistique, 2009, pp. 51-88.
— Calame-Levert, Hermant et Toscano (dir.), Une Renaissance en Normandie. Le cardinal Georges d’Amboise, bibliophile et mécène, catalogue de l’exposition du musée d’Évreux, 2017.
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