Lot n° 93
Sélection Bibliorare

Marcel PROUST - Lettre autographe signée à « Princesse » [la Princesse Soutzo, future Mme Paul Morand]. S.l., [28 juillet 1918]. 12 pp. in-8.

Estimation : 10 000 - 15 000 €
Description
► Belle et longue lettre nostalgique évoquant Swann et leurs rencontres au Ritz

La lettre s’ouvre sur « Une ligne pour vous dire ceci » et se développe sur une douzaine de pages dans lesquelles Proust, ne peut se résigner à quitter la princesse.

Il évoque un projet d’installation à Biarritz, où la princesse doit partir, pour y renoncer immédiatement « …Céleste [sa servante, Céleste Albaret] est assez sérieusement souffrante et je ne puis songer à un déplacement prochain. J’ai voulu vous avertir immédiatement de ce brusque revirement dans mes intentions, pour vous éviter une minute de dérangement vain. J’espérais déjà faire des économies à Biarritz et d’abord celle du lieu dont le nom est la rime excellente et jumelle de Biarritz : le Ritz. J’y ai dîné ce soir, forme ridicule et aberrante d’un ancien culte pour vous; il semble que certaines sentiments – comme certaines maladies – finissent par s’attacher à certaines pierres. Il y a même des sentiments pour lesquels cela est très naturel, la jalousie par exemple. Je ne me croyais pas mon propre prophète, quand je montrais Swann, après qu’il a cessé d’aimer Odette, retrouver sa jalousie, non d’elle, mais de ce qu’elle avait pu faire dans telle maison (c’est je crois dans : « A l’ombre des jeunes filles en fleurs »). Plus simplement je continue à aller au Ritz comme les chats flairent chaque jour la chaise longue où leur maîtresse absente avait coutume de s’étendre. »

Proust évoque ensuite des souvenirs de Trouville et du Ritz, des personnes qu’il y a croisées, et avec humour une Mme Channon de Chicago qui lui demande des livres pour une bibliothèque et lui adresse ces « respectueux souvenirs »… « Respectueux m’a fait supposer que vous aviez inculqué à chacun l’idée que j’avais personnellement connu Jean-Jacques Rousseau et peut-être Bossuet. Souvenirs ne m’a pas moins étonné car je ne connais pas cette dame »

Puis le ton redevient plus grave : «…Comme tout m’est un prétexte à tristesse, j’ai été troublé en entendant raconter votre dîner d’Astier avec de tout autres convives que ceux que vous m’aviez dits…Princesse, vous voyez, même en vous écrivant, c’est encore comme quand je suis dans votre chambre, je ne peux pas m’en aller. Enfin il faut donner le coup de volonté suprême : Adieu Princesse et veuillez agrée mes respectueux hommages. »

Proust signe après ces mots mais, ne pouvant se résoudre à cet adieu, continue par un long post-scriptum : « J’espère que le climat de Biarritz vous fera du bien, n’altérera pas le rose cyclamen de votre cou et ne changera rien à vos lignes, à ce que Mme de Ludre appellerai sans doute « votre morphologie ». Elle doit savoir si l’air de la mer peut avoir par l’intermédiaire des nerfs, ce pouvoir malfaisant, puisqu’elle est quelque peu « psychiâtre » et comme elle est astronome aussi je ne doute pas que si elle quittait Villejuif pour Biarritz elle ne verrait se lever
« Du fond de l’océan des étoiles nouvelles»

Une bonne minute pour moi dans un océan de tristesse, ce retour en voiture avec vous de chez Mme de Ludre. Mais je ne peux pas dire comme Baudelaire : « Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses ». Je ne possède pas non plus celui de les « exploiter » comme on dit en style militaire.
Adieu Princesse »



La princesse Dimitri Soutzo-Doudesco (18979-1975), née Hélène Chrissoveloni, fait la connaissance de Proust le 4 mars 1917. Elle est alors installée au Ritz et organisera de nombreux dîners en sa compagnie. Cette lettre se situe à un moment où leur relation connaît un refroidissement.



A propos de ce post-scriptum, dans la Correspondance de Proust (Luc Fraisse) :



« Que de péripéties en quelques lignes ! Une circonstance matérielle introduit par surprise une notation poétique, et déjà la voix du locuteur est recouverte par des voix empruntées: le mot d’une marquise, qui par son pittoresque se place à mi-chemin entre le grand monde d’aujourd’hui et le Grand Siècle de jadis, puis le vocabulaire d’une neuro-psychiatrie contemporaine du père de Proust. L’image d’un Vinci mi-psychiatre mi-astronome égare un instant les sciences, mais une citation des Trophées d’Hérédia réintroduit les droits de la poésie. Dans une courte pause, le locuteur reprend la parole et englobe un souvenir réel et personnel dans une antithèse, mais déjà une nouvelle citation, de Baudelaire, prend le relais, pour se métamorphoser, en pivotant sur le mot minute, en métaphore militaire, de circonstance dans la période guerrière – en 1918 – où Proust écrit cette lettre. « Adieu Princesse » est le point d’orgue de cette polyphonie, ou le dernier nœud de cette guirlande, on ne saurait choisir »
Partager