Lot n° 48
Sélection Bibliorare

Paul CLAUDEL. 27 L.A.S. (2 non signées), 1892-1946, à Maurice Pottecher ; 80 pages in-8 ou in-12, qqs en-têtes Ministère des Affaires étrangères ou Consulat général de France, 3 adresses.

Estimation : 4 000 / 5 000
Adjudication : 5000 €
Description
Importante et belle correspondance au dramaturge Maurice Pottecher, pleine de jugements littéraires et d’observations sur sa propre poésie et son œuvre théâtrale. Nous ne pouvons en donner ici qu’un aperçu. Mardi 43 quai Bourbon [1892], demandant d’encarter le prospectus de La Ville dans L’Idée libre, comme Vallette, dont Schwob lui a fait faire la connaissance, le fera dans le Mercure de France... [1892]. Il refuse une invitation par scrupule religieux, Pottecher vivant avec l’actrice Georgette Camée : « Ceci ne me regarde pas, mais me défend d’aller chez toi [...]. La religion à laquelle j’ai eu l’humiliation de me soumettre m’impose ses conditions que je dois observer bon gré mal gré et celle que voici ne m’est pas la moins possible »... [On joint le brouillon de la réponse de Pottecher.] Jeudi [fin 1892]. Après « cette question de conscience. Mais, grand Dieu ! C’est bien à moi le dernier de penser même à me faire juge dans ce procès secret qui se débat en tout homme vivant ; et je sais trop le besoin qui existe dans une âme d’artiste de deux choses qu’il est difficile de rencontrer à la fois, savoir l’intelligence et l’affection. [...] Pour moi, surtout quand je repense aux années de crise que j’ai traversées, je me trouve parfaitement heureux dans le chemin que j’ai pris et je ne m’occupe que de mes propres pieds. Cette année qui va finir a été pour moi une année de paix et de joie »... Sa sœur Camille est à Paris, et ils iront la voir ensemble… New-York 12 avril 1893. Impressions de la traversée de l’Atlantique et de New-York, puis de son poste diplomatique : « Je n’ai absolument rien à faire au Consulat. Mon chef M. d’Abzac est un homme à moitié tombé en enfance, et mon seul travail jusqu’ici a consisté à recopier les lettres “résoniques” comme dirait Romain Coolus qu’il élucubre »... Il ne trouve à New York « rien de curieux au point de vue artistique »... 22 juillet. Il s’est promené à la campagne pendant que son « vieux bonhomme » était malade, mais l’envoi du vice-consul à Sierra-Leone l’a ramené à ses tâches de copiste. « Le pire est que je n’ai pas le temps de travailler pour moi. C’est à peine si je trouve de temps en temps une demi-heure pour travailler à mon nouveau guignol cahin-caha. Tandis qu’actuellement je n’aurais pas de trop de toute la journée ; car : il me faut refondre de fond en comble La Jeune Fille Violaine, trop fade sous sa forme actuelle. De plus j’aurais voulu retravailler à Tête d’or, et refaire le premier acte de La Ville »… Aux fêtes du 14 juillet, il a « débité des discours patriotiques, sérieux comme un âne »... 25 juillet. Le dernier numéro de L’Idée libre lui est parvenu : « J’admire avec bien de la joie le magnifique essor que tu as pris. Le français et la sonorité du discours et récit qui semble balancé dans une seule période, et comme cette élévation de la voix me tiennent encore écoutant. Il me semble que j’ai reconnu la grande éducation rhétorique du Florentin à la sagesse des épithètes pleines de sons et à de certaines élégances »... 25 août, après le refus de la pièce de Pottecher par l’Odéon, « réservé à Haraucourt et à l’industrie des pisse-froid. Il y a en ce moment dans la “littérature” une classe de bellâtres qui correspond aux colonies de blancs-becs qu’on élève à la Conférence Molé et à la rue St Guillaume ; comme on fait de la margarine avec la graisse des chiens crevés, ces gens ont réussi à tirer du dégoutant premier jus qu’avait déjà fourni au Parnasse un romantisme inorganique je ne sais quoi d’illusoire et d’étrangement sucré qui suffit actuellement aux appétits du sublime du public »... Et de se livrer à une vibrante diatribe contre le Conservatoire, où l’on apprend « l’art infâme de détailler qui fait la fortune des vieilles biques et des sinistres baudets de la Comédie Française »... 29 septembre. Il passe ses journées à lire Tocqueville, la Correspondance de Flaubert, et surtout la traduction de Plutarque par Amyot « dont je me nourris dans une extase »... Il se documente et travaille sur l’Agamemnon d’Eschyle : « C’est un texte quasi-oraculaire, avec des sous-entendus d’une obscurité sacrée, plein de mines et de trous, avec des épithètes et des régimes suspendus dans le vide ; c’est un travail de divin autant que de traducteur. Quant à mon travail personnel je commence à me sentir en possession de cette plénitude d’idées que m’apporte en général l’automne et qui me dure tout l’hiver. […] je me sens actuellement maître de mon sujet et de mes personnages. […] J’ai une chose à dire et il faut absolument que je la dise ; Dieu qui l’a mise en moi afin que je la produise dans le travail et la douleur sait ce que c’est. Cette parole infâme ne me rapporte aucune joie, à part celle même de la produire ; et c’est pour cela que j’ai vendu ma liberté et renoncé à toute action et tout intérêt dans la vie »... 17 novembre. Le chagrin de Marcel Schwob n’excuse pas son silence : « Il n’est au pouvoir d’aucune peine ni d’aucune humiliation humaines d’éteindre la joie essentielle qui est en nous. À aucun prix il ne faut qu’il s’abandonne et qu’il méprise notre vocation humble qui est d’écrire en français »... Boston 9 janvier 1894. Il est heureux d’être son maître au consulat de Boston. « Je commence à aimer beaucoup l’Amérique »... Il compose le matin, et le soir, « je m’amuse à écrire dans les marges de Tête d’or ; ou avec l’Agamemnon, qui me semble bien marcher »... 17 janvier. Nommé à Shanghai, il regrettera l’Amérique, « et ces ciels d’une pureté exquise ! Ces levers de soleil qu’il y a ici l’hiver, cet Orient vert suspendu sur la neige immaculée et le dernier quartier de la Lune au zénith ! [...] Souvent le matin quand allant vers l’est de la ville je vois le magnifique soleil se lever, je me demande comment l’on peut vivre sans la connaissance de la vérité »... Il n’écrit plus de poèmes isolés, mais il lui adresse pour L’Idée libre un poème, Don du vase rond (manuscrit joint)... 11 mars. Son drame est fini, et il s’enquiert de la pièce Amis de Pottecher, que devrait monter Lugné-Poe à L’œuvre... Il raconte avec verve un dîner dans un restaurant chinois avec son chancelier, qui s’est achevé par des vomissements dans la rue... 19 juillet. Il a terminé L’Échange, drame assez court comportant 4 personnages et 3 actes, et qui « respecte les trois unités » : « J’ai eu de temps en temps l’idée vague de le faire jouer. Mais tu sais comme ces idées sont fugaces chez moi »... Il recopie la 2e version de Tête d’or, et pense à refondre Violaine et peut-être La Ville, plus tard. « En art il n’y a pas de définitif. C’est l’opposé de ce que je croyais autrefois. [...] Est-il possible de créer un théâtre de pensée ? Et si on peut maintenir le public devant un tel spectacle de quelle efficacité peut-il être sur lui ? C’est une idée bien ancienne chez moi et qui se heurte dans mon esprit aux difficultés les plus graves. Je pense qu’un essai m’éclairerait »... Sa sœur lui a envoyé Les Morticoles de Léon Daudet : « Il me plaît extrêmement. C’est un livre terrible mais vrai. Je connais les médecins et je les crois capables de tout. Notre ami Daudet est décidément plein de talent. Il a des procédés à l’égard de ma sœur et de moi dont je suis touché plus que je ne puis dire »... Il commente le « magnifique » article de Byvanck sur Tête d’or... Villeneuve-sur-Fère 27 mars 1895. Mathias Morhardt ayant exprimé le désir d’avoir pour L’Idée libre « quelque chose de ma traduction de l’Agamemnon », il en envoie un fragment... Shanghai 1er août. Il livre quelques impressions du voyage et de ses premières semaines en Chine, et notamment celle d’« un peuple qui fait tout par lui-même et avec ses mains. Ceci me frappe beaucoup […] Ce spectacle seul d’un peuple ayant éliminé tous ses auxiliaires animaux ou mécaniques m’occupe depuis mon arrivée »... Il a d’ailleurs retrouvé « un filet de verve poétique » : « Faire des vers sans chevilles et sans remplissage et dont chacun exprime une idée et un mouvement est fort difficile, mais j’éprouve à ce travail un certain plaisir taciturne. Je crois que si j’avais eu une vraie facilité pour les vers, je n’aurais jamais fait que cela »... Shanghai 26 février 1896. L’émotion éprouvée à la nouvelle de la mort de Verlaine n’a pas disparu. « Comme je l’admirais il y a dix ans ! Encore aujourd’hui je le considère comme un des plus adroits ouvriers de vers qui aient existé. L’art Parnassien, dont les fanfares d’Heredia donnent le meilleur spécimen, avait concentré tout le mouvement et la sonorité du vers dans la dernière syllabe qui comme une balle lancée contre un mur revenait en rebondissant sur elle-même. (Les fins de phrase de Flaubert ont également un éclat fâcheux.) Verlaine, par les plus gentils artifices, a réparti la sonorité sur tout le vers : indépendant du rythme et de la rime il vibre tout entier comme une feuille. Une pièce en distiques de 14 pieds sur les cloches, qui se trouve je crois dans Bonheur, me semble un exemple bien remarquable de cette facture. Il avait ces doigts d’ouvrière parisienne qui savait attifer gentiment n’importe quoi et lui donner l’air neuf et gai. Sans images et presque “sans paroles” avec le sentiment juste de la valeur plutôt que du sens des mots, il a écrit des airs. C’est fragile et allumé comme un coquelicot dans le brouillard. Rien d’ailleurs de ces jets soudains, de ces impatiences, de ces cris d’aigle qui caractérisent le génie, et que l’on trouve par exemple dans le volume de poésies de Rimbaud que l’on vient de m’envoyer mêlés d’une façon si dramatique aux rêves et aux balbutiements de l’enfance. […] C’est un volume informe et chaotique, mais pour quelqu’un qui sait lire l’indice d’un tempérament sublime. […] Au reste je ne puis parler de Rimbaud avec sang-froid. Il a eu une telle influence sur moi sous tous les rapports, je me sens par l’esprit et les instincts poétiques lié à lui par des communications secrètes, et si intimes qu’il me semble faire partie de moi-même »... Et de se moquer de Zola : « Étranglé par l’envie comme par un accès de trousse-cochon, il a écrit dans Le Figaro un article que j’ai trouvé impayable »... Fou-Tcheou 3 juin. Il ironise sur ses fonctions régaliennes au sein d’une « petite population de coolies », puis commente les Histoires naturelles de Jules Renard : « Notre ami fournit un argument psychologique très curieux, car il prouve qu’on voit avec bien autre chose que les deux bouchons de carafe vivants que nous avons dans les orbites : il voit, lui, avec son esprit. Dans tout ce livre plein de nature, pas une seule fois on ne trouve un adjectif indiquant la couleur. Quand il a à parler du grillon, il ne l’appelle pas l’insecte noir, mais l’insecte “nègre”. – Renard use bien délicieusement de la courte proposition principale à deux notes qui constitue sa phrase. C’est l’opposé de la phrase de Mallarmé, qui ne se compose pour ainsi dire que d’incidentes, et où la proposition principale n’est, élégamment, indiquée que par son blanc même, qu’une hardie arabesque circonscrit. Je sais que toi ni Renard n’aimez Mallarmé, mais rien ne m’empêchera de le considérer comme un étonnant artiste »... Il fait des vœux pour écrire d’une manière aussi achevée, mais de sa vie il n’a pu écrire une phrase qui l’eût satisfait : « Une maladresse native, une nature à la fois impatiente et lourde, l’horreur des transitions et de tous les artifices indispensables au discours, et en général l’absence d’une certaine subordination amoureuse de l’artiste à son instrument qu’il faut savoir au moins feindre, me font considérer que je ne serai jamais un écrivain »... Shanghai 26 février 1897. Il a quitté Fou-Tcheou, remplacé par un industrieux corrompu. Il est heureux que l’Agamemnon n’ait pas déplu, « et que les deux mains gauches d’un traducteur du moins fervent ne t’aient pas paru déshonorer un ouvrage haut entre les plus sublimes. Quant à l’obscurité que le lecteur y trouve, ou à l’agrément et au profit qu’il en retire, j’avoue que le souci m’en est aussi étranger que l’idée de famille l’est au poisson en train d’arroser ses œufs : au rut taciturne et diligent duquel le travail de l’écrivain ne fait pas une mauvaise comparaison. Cette rhétorique n’est-elle pas saine qui fait employer un mot non pas précisément pour le sens qu’il peut avoir, mais parce qu’il paraît faire bien, et créer la lacune que seul il comble ? C’est au lecteur de s’y reconnaître comme il peut, ou de mettre le bouquin aux lieux, l’ayant perforé d’une ficelle »... Il dit ses réserves quant à la réalisation scénique : « La transformation d’une âme intéresse des forces aussi profondes que celles de sa création, et il y faut un contact personnel, une longue et intime communion à laquelle un spectacle ne suffit pas [...] La seule joie du théâtre [...] est de donner au poëte une représentation extérieure de sa fantaisie »... Il a fini Le Repos du septième jour... Mardi [Paris vers 1900 ?]. Il a lu avec curiosité son « livre sur l’Art et le Peuple » [Le Théâtre du peuple, renaissance et destinée du théâtre populaire, 1899] : « il n’est pas de question plus intéressante pour un écrivain et surtout pour un écrivain qui emploie la forme dramatique », et la réflexion l’amène à envisager « cette conclusion double : Ou l’écrivain parle au peuple, en l’ayant dans une vue immédiate, et dans le but soit de l’amuser, soit de l’instruire. C’est, en somme, la conception moderne du théâtre », où tous les efforts du poète tendent à l’objet de s’exprimer lui-même, tout haut. « Ou l’écrivain parle à la place du peuple, de par cette délégation tacite que consent toute la salle, qui se tait dès que l’acteur ouvre la bouche. Sur la scène, ou autrement, il soulage, il “purge” la multitude du souffle informulé qu’elle portait dans son sens confus. Là était plutôt l’idée du théâtre antique »… Il ne partage pas les idées de progrès de Pottecher, ne cachant pas son « exécration. Jamais je ne comprendrai l’étalon sur lequel on mesure le “progrès” : je ne pense pas que l’humanité “progresse” dans le temps, mais qu’elle se développe sur le plan de l’éternité comme un tableau et comme une harmonie »... Paris 12 octobre [1900]. Il repart pour Fou-Tcheou, et espère que Pottecher ne lui gardera pas un trop mauvais souvenir : « il est possible que nous ne nous revoyions plus jamais. Nous sommes tellement pour l’instant séparés par les idées qu’il était préférable de ne pas nuire à l’amitié que nous gardons l’un pour l’autre par la confrontation d’opinions contradictoires et irréductibles. Ceci est la dernière lettre que tu recevras de moi. Désormais je suis silencieux pour longtemps et peut-être pour toujours »... Brangues 12 avril 1946. Il dit son émotion à la « noble et émouvante lettre » de son ami [félicitations pour l’élection de Claudel à l’Académie française]. « Nous sommes tous deux les derniers survivants d’un monde ardent et inquiet dont les visions, les intérêts et les passions s’éteindront définitivement avec nous. Marcel Schwob, Jules Renard, Léon Daudet, Barrès, Byvanck... qui encore ? Que de souvenirs ! Puis ce fut pour moi le départ pour l’Amérique, un engloutissement de cinquante ans, et la vague académique me rejette bizarrement sur le rivage, verdâtre déjà ! Je pense que tu as connu tous les miens, mon père, ma mère, mes deux sœurs, tous morts »... On joint une carte de visite avec 2 lignes autographes à Pottecher, [Paris 19 février 1955, 4 jours avant la mort de Claudel].
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