Lot n° 343
Sélection Bibliorare

Pierre FRESNAY (1897-1975). 28 L.A.S. (une incomplète et 1 L.S.), 1932-1938 et s.d., à Jean Anouilh ; et 7 L.A.S. de Jean Anouilh à Pierre Fresnay, avec un manuscrit autographe (dont 3 minutes non signées) ; 60 pages formats divers, et 43...

Estimation : 2000 / 2500
Adjudication : Invendu
Description
pages in-4, qqs enveloppes (qqs petits défauts).

▬Importante et belle correspondance entre le grand acteur et le dramaturge à ses débuts, avec un scénario de pièce et son testament. [Fresnay avait créé le rôle de Frantz dans L’Hermine (L’œuvre, 26 avril 1932), et devait créer celui du Prince dans Léocadia (Michodière, 2 décembre 1940) ; il interprétera celui de Gaston dans le film du Voyageur sans bagage réalisé par l’auteur, sorti en février 1944, puis dans la reprise de la pièce à la Michodière (avril 1944). Il sera aussi un inoubliable Monsieur Vincent dans le film de Maurice Cloche, écrit par Anouilh.] Nous ne pouvons donner ici qu’un aperçu de cette riche correspondance ; peu de lettres portant des millésimes, nous avons tenté d’en restituer la chronologie.

Jeudi [1932]. Fresnay a vu Raimu au sujet de Mandarine [Michodière 17 janvier 1933] :
« je n’ai pas l’impression qu’il faille compter sur lui pour Tertullien. Il a certainement lu la pièce – et il en a retenu ce qu’il pouvait en retenir – le pittoresque. Il a senti que Tertullien était une magnifique occasion pour un acteur et qu’il y avait dans la pièce du talent et de la vigueur »…
Il énumère les objections de Raimu – son goût du cinéma, les inconvénients de jouer un personnage malingre – et la sienne :
« pas sûr qu’il ait saisi exactement le sens de la pièce »…

—Hôtel George V 3 janvier [1934 ?]. Il ne veut rien dire « qui puissse desservir l’une de vos pièces ». Léopold Marchand dit « partout le plus grand bien de votre dernière pièce : je m’en suis réjoui. J’ai rencontré Géniat à qui j’ai reparlé de Ma mère Jézabel. – Vous devriez la lui porter : je crois plus à sa réalisation qu’à celle du Bal des voleurs »... –
—Nogent-sur-Marne dimanche 26 avril. Longue lettre à propos de La Sauvage, qui est merveilleuse, et pas bonne, mais s’il la trouvait bonne ce serait la preuve qu’Anouilh ne l’aurait pas réussie :
« Je sens comme Florent et vous écrivez comme Thérèse : nous ne pouvons pas être absolument d’accord »…
Il présume que ce qu’il y trouve de « maladroit, excessif, et un peu enfantin » était voulu. Il se livre à une critique serrée du premier acte (le lieu, les circonstances, les personnages, les difficultés de mise en scène, etc.).
« Mais tous ces reproches je me les fais plus à moi qu’à vous-même puisque encore une fois je me sens un peu responsable de votre effort à faire plus “théâtre”. […] votre pièce est ce qu’elle doit être. Elle a un ton qui m’irrite souvent, et qui en irritera bien d’autres, mais qui brusquement, m’émeut profondément »…
—[Londres 7 juin], avec une lettre (jointe) pour Gaby Morlay, lui disant qu’Anouilh espère l’avoir pour interprète : « Je tiens, vous le savez, le talent de Jean Anouilh, en très haute estime : il est de sa génération celui que nous serons plus tard heureux et, je crois, fiers d’avoir joué. Cette pièce-ci, en particulier m’a paru très remarquable »…
—Hôtel George V 13 septembre. Il écrit à Pierre Blanchar en lui adressant son manuscrit : « Je souhaite qu’il en sente la valeur, et qu’il vous en facilite la représentation »… Il l’encourage à se coller au sujet résumé dans sa dernière lettre, mais « sous une forme qui n’en rende pas le placement trop difficile »…
— New York 14 novembre. « Il ne manque à ce pays que du talent, mais il est tout près à le reconnaître et à l’exploiter. Faites vite un bon scénario simple, solide, et pittoresque : vous devez faire ça facilement […]. On fera le dialogue ici, au besoin. Je persiste à croire qu’il y a quelque chose à faire pour le cinéma de Je suis un prisonnier [Y’avait un prisonnier, Ambassadeurs 21 mars 1935]. – à l’heure actuelle le point faible pour le théâtre comme pour le cinéma – c’est le manque de clarté en ce qui concerne les déceptions de cet homme revenu à la liberté »…
—New York 25 février [1935]. Il aime beaucoup ses vieux scénarios, mais le type avec qui il est en affaires les trouve « trop amers – trop sombres – ces messieurs d’Holywood sont pour le genre “gai”. Il est juste d’ajouter que s’ils n’aiment pas les scénarios que je leur propose, je n’aime pas davantage ceux qu’ils me proposent »… Il le félicite sur la réception de sa pièce par Marie Bell [aux Ambassadeurs]…
— George V 22 [juin ?]. Rentré d’une quinzaine en Italie il doit tourner deux films qui le tiendront jusqu’en octobre. « Cela me donne très peu de temps. – Travaillez donc tranquillement »… Il lui récrira après avoir lu Jézabel. « Il n’y a certainement rien dans Le Roman d’un jeune homme pauvre pour Monelle [Valentin]. Ce sera un film idiot. – Je n’ai pas encore rencontré les gens qui tournent Koenigsmark. Dès que je les verrai je m’occuperai d’elle »…
– Anouilh explique son insistance à obtenir un rôle pour Monelle Valentin : l’émotion éclate sur son visage ; ses réactions sont admirables et honnêtes (« la figure même de la peine avec des majuscules »). « La question est là : revivrait-elle dans un rôle qui la touche de près, le ton même de ses peines ou mentirait-elle ce qu’elle ne sait pas faire ? […] vous avez le doigt sur la chose qui me rend le plus malheureux au monde et qui m’empêchera de travailler bien – mais pas au tragique, elle n’espère rien de ce rôle et j’arriverai bien à faire quelque chose où les autres une fois la verront comme moi »… Il s’excuse auprès d’Allégret « d’être parti comme un fantôme »…
— 29 rue de Vaugirard. Anouilh, dans une lettre de 27 pages, rédige le scénario détaillé du premier acte de la pièce Le Petit Bonheur, mettant en scène Frédéric et Catherine dans un pavillon de banlieue.
« On apprend que Catherine a eu des révoltes contre Frédéric dont la clarté, la légèreté l’avaient blessée au début de leur union (ils sont mariés depuis deux ans). Elle a une vision plus dure plus étroite que lui de la vie. Il lui est reproché – à lui Frédéric – d’être trop bon, de pardonner trop facilement, de trop comprendre tout. Mais Frédéric, patiemment à force d’intelligence et de volonté l’a conquise. Ils sont parfaitement unis maintenant et elle le comprend. On apprend aussi qu’une clarté leur est venue parce qu’ils ont appris la veille, le mariage d’un jeune homme qu’elle avait quitté pour épouser Frédéric et qui avait failli se tuer de chagrin. La route est claire devant eux sans remords »… Etc. – Anouilh pense que le point de départ de sa pièce est mal choisi : il faudra trouver des circonstances pour faire naître le désir de liberté, « ce sentiment de tout vouloir vivre […] – ce sentiment est le fruit d’un certain malheur. Les choses ou les gens ne m’ont jamais laissé, une pièce ne s’est pas terminée […] sans que je me sente délivré de quelque chose et étrangement fort »… Il examine quelques variations sur l’intrigue de sa pièce… Il annonce que Bloch lui avance « une mensualité de 3000 F pendant 5 mois »…
— 19 juillet. Fresnay se réjouit de savoir Anouilh délivré des soucis qui gênaient sa vie et son travail, et devant une période nouvelle, mais il ne croit pas qu’il devrait l’inaugurer par Jézabel. « Je crois sincèrement qu’à l’œuvre Jézabel aurait du succès et attirerait du public. – Et je suis sûr que la pièce est forte et que votre talent est là tout entier. Cependant je n’aime pas la pièce – et je crains qu’à cause de sa dureté, de sa brutalité, et de la facilité qu’il y a toujours à traiter un sujet excessif, et trop particulier – trop exceptionnel même – ce ne soit pas la pièce que vous devez donner maintenant. – Vous devez faire d’abord une pièce plus humaine, plus grande »…
— Le 22. « Je suis sûr que votre embarras vient de ce que les deux idées, Le Petit Bonheur et le Jour de gloire se confondent dans votre esprit. Le Jour de gloire est beaucoup plus facile à écrire je crois – faites-en au moins le plan »… Il n’y aura pas de rôle pour Monelle Valentin dans le Roman d’un jeune homme pauvre, tout au plus une silhouette. « Le sujet de film que vous me racontez ne m’emballe pas : l’idée est bonne, mais la situation n’est pas vraisemblable »…
— 18 septembre. Fresnay va lire, sur les conseils d’Anouilh, Six personnages en quête d’auteur…. « C’est dans cet état d’enthousiasme et d’hésitation simultanées que j’aime vous sentir ». En réponse à ses questions, il le conjure de ne penser ni aux acteurs, ni au théâtre ; comme prévu, le premier acte l’a enchanté : « à la fois, vous tel que vous êtes, et plaisant, et pittoresque et bien construit »… Il l’exhorte à l’achever rapidement, et propose une « solution moyenne » pour le problème du « pseudo-mari » du personnage de Catherine. Mais « c’est votre métier et non le mien »…
—Novembre 1936. Il transmet l’avis motivé de l’acteur, metteur en scène et dramaturge Romney Brent, sur les possibilités de succès d’un Voyageur sans bagage adapté pour le public anglo-saxon (lettre jointe)…
—Paris 13 mai [1937]. Fresnay se réjouit du succès exceptionnel des Bouffes [Trois valses d’Oscar Straus] : « si je m’en réjouis autant, c’est moins pour toutes les joies qu’il m’apporte, maintenant, que pour les possibilités futures qu’il implique. Il nous ouvre à Yvonne Printemps et à moi (ensemble) un crédit très important auprès du public », ce qui sera précieux quand ils auront un théâtre et une belle pièce à jouer : « Cette pièce, vous le savez, je ne l’attends que de vous »…
–17 juin. Il est heureux qu’Anouilh ait trouvé un sujet, mais son amitié s’inquiète « du domaine où vous l’avez découvert : ne poussez pas trop loin votre documentation »… L’idée de soumettre le Voyageur sans bagage à Renoir est bonne, « mais s’il en fait un film comme je le souhaite : vous souffrirez bien ou je me trompe fort : comme vous souffrirez quand vous verrez La Grande Illusion. – Il y a pourtant là des qualités : mais c’est d’un goût faux et qui correspond sinistrement à l’actuelle démagogie »…
– 29 juin. Il ne choisira pas de pièce avant le 1er août, et il n’en aura pas à choisir : « Le sujet est beau et s’il est mûr en vous n’hésitez pas à l’écrire »… – 29 juillet. Il est impatient d’avoir quelque chose d’Anouilh : « le dernier sujet que vous m’indiquez me paraît plein de possibilités. J’espère que celui-là vous amusera à écrire, et que la pièce viendra aisément. Votre prochaine pièce doit être excellente : ça j’en suis sûr »… – 4 septembre. Contrairement à certains communiqués fantaisistes, ils n’ont pris aucune décision formelle : « j’attendais avec impatience de vos nouvelles »…
– 28 septembre. Rien n’est arrêté à la Michodière, mais les recettes des Trois Valses se soutiennent ; par ailleurs, Victor Boucher a plusieurs choses en vue… Il approuve les changements dont Anouilh lui écrit, « y compris celui du plan social où vous placez les parents de Georges », qu’il analyse et trouve vraisemblable. « Je ne sens pas clairement ce qui vous arrête »…
—Paris 29 juillet [1938]. Fresnay trouve que « L’Incertain, tapé, “fait” très bien. Vous avez sûrement trouvé encore quelque chose de nouveau cette fois-ci – et mon envie de vous jouer est plus fort que jamais ». Il explique sa stratégie auprès de Léopold Marchand et Victor Boucher, pour réussir à monter la pièce. Il ne voit aucun danger à ce que Barsacq monte Le Bal des voleurs, mais puisque rien n’est encore décidé pour le spectacle qui suivra Le Valet Maître, « si votre travail sur Le Petit Bonheur nouvelle version, est facile profitez-en, et faites-m’en profiter »…
—Erquy 26 août, testament d’Anouilh confié à Pierre Fresnay, à qui il demande d’être son exécuteur testamentaire, de veiller sur Monelle Valentin, « et surtout à ce que sous aucun prétexte on puisse la séparer de Catherine, sa fille, qu’elle n’a pu reconnaître, mais qu’elle devra adopter dès que son divorce sera prononcé ». Il nomme comme tuteur de Catherine « Monelle elle-même dès qu’elle sera divorcée », et Léopold Marchand comme tuteur provisoire. Il donne dans le détail des instructions pour sa succession, et la répartition de ses « droits à venir ». Il compte sur Fresnay et ses amis pour « aider Monelle à sortir de son chagrin en lui faisant comprendre qu’elle doit aider Catherine », peut-être en ouvrant un restaurant… « Je demande à Georges Pitoëff de jouer Jezabel – ou à Dorziat, Géniat, Vera Sergine. Qu’on s’en occupe. Qu’on s’occupe aussi de faire reprendre le Voyageur sans bagage qui peut faire encore de l’argent – c’est le seul point qui m’intéresse. Maintenant que je suis mort que Fresnay l’impose comme scenario il le peut et qu’il joue vite l’Incertain s’il n’est pas joué. Le petit bonheur doit être joué aussi »….
– Le Pilat 23 octobre. Longue explication après un différend : « vous m’avez dit que vous refusiez ma proposition (que je faisais sans aucun calcul et dans un désir amical de nous retrouver avec certitude) – parce qu’il vous déplaisait que le sort de votre pièce “dépende d’un soupir de Victor Boucher” et parce que vous trouviez d’un égoïsme choquant que je désire prendre, avant de répéter, huit jours de repos dont Yvonne Printemps et moi nous avions tous deux grand besoin »…
La lettre d’Anouilh est fausse et calculatrice. Fresnay refuse de jouer sur leur amitié… Il l’appellera à son retour pour demander où en est leur projet de film… – Paris. « Expliquez-moi votre phrase : “Mais, punition céleste et bien méritée, le rôle du mari ne serait plus pour vous.” – Punition pour qui pour moi ou pour vous. – Si c’est pour moi, punition de quoi ? de ce que vous ne m’avez pas offert le Voyageur la première de vos pièces qui n’avait pas besoin d’être défendue. Expliquez-moi aussi : “pour Yvonne Printemps, au besoin,” au besoin de qui, d’elle ou de vous ? Vous êtes incorrigible »… Etc. – Brouillons d’une lettre d’excuses d’Anouilh : « Je vois que ma témérité et mon insolence sont grandes. Vous avez raison de me remettre à ma place, que j’ai parfois, fâcheusement tendance à oublier. Le ton de votre lettre est juste. Je la garde et je ne monterai jamais plus vous voir sans la relire dans l’ascenseur ». Il n’a pas pu se faire à l’idée qu’il devait lire sa pièce à Blanchar ou à un autre, « et, en cas de refus seulement vous la réserver. Ça doit être encore une sorte d’insolence cachée. Au reste j’attendais la réponse d’Yvonne Printemps… et le rêve était, je m’en rends compte maintenant de l’insolence manifeste »…
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