Que ferons-nous de nos bibliothèques ?

Que ferons-nous de nos bibliothèques ? ? ?

BIBLIOTHEQUE

Je viens de ressentir pour la première fois l’angoisse des intellectuels dès qu’ils comprennent qu’ils mourront un jour : qu’arrivera-t-il à leur bibliothèque ? Qui en voudra ? Qui la comprendra ? Qui comprendra les milliers de petits émerveillements à l’origine de tel achat, de tel passage souligné, de tel signet oublié ? Que se passe-t-il si nos enfants n’en veulent pas ? Faudra-t-il la disperser, la vendre, la liquider ? Et que se passera-t-il si quelqu’un tombe, par hasard ou non, sur les livres que nous dissimulions en deuxième rangée, et que nous ne montrions qu’aux amis les plus intimes, qui peuvent comprendre ce qu’on y trouve ? Car il y a des livres qu’on lit sans l’avouer, puisque les valeurs de l’époque les réprouvent ou les condamnent C’est fou comme on se dévoile, d’ailleurs, quand on laisse quelqu’un entrer dans sa bibliothèque ! 

Souvent, très souvent, trop souvent, dans une bouquinerie, je me rends compte que je pille la bibliothèque réduite en milliers de morceaux d’un universitaire encore vivant que j’ai beaucoup admiré ou d’un savant qui, un jour, a manifestement décidé de se débarrasser de ses livres. J’en suis bien heureux pour moi. Et bien triste pour lui ! Une part de moi se dit : il a perdu sa guerre. Évidemment, en achetant ses livres, et en les lisant, je me sens comme son hériter inconnu : ses lectures, finalement, alimenteront une autre quête intellectuelle. Elles auront du sens pour une nouvelle génération, peut-être pour deux. Il y a dans ce bas monde une fraternité secrète des lecteurs véritables. J’ajoute que les meilleurs libraires sont souvent ceux qui tiennent des bouquineries : ils savent ce qu’ils achètent et ce qu’ils vendent, et ils savent souvent, finalement, à qui ils le vendent. J’ai en tête l’un d’entre eux: au fil du temps, c’est là que je me suis trouvé quelques merveilles.

L’objectif me semble soudainement assez simple : faire assez d’argent tout au long de sa vie pour fonder un centre de recherche qui accueillera notre bibliothèque en lui conservant son unité. Mais en écrivant cela, je suis parfaitement conscient d’entrer dans le domaine du fantasme ! Faut-il d’ailleurs être victime de démesure pour croire que tout ce qui a du sens pour nous en aura pour ceux qui viendront après ? D’ailleurs, j’y pense après coup : qui voudra encore, dans cinquante ou soixante ans, d’une bibliothèque faite de livres en papiers ? Il est devenu commun de s’en plaindre ! Elle prendrait trop de places, elle occuperait peu à peu tout l’espace physique d’un appartement. Et on sait ce que veut dire son déménagement. Mieux vaut avoir des amis fidèles pour déménager les livres, et avoir la bonne technique, sans quoi, la tâche devient vite impossible ou écrasante !

Je demeure pourtant convaincu que l’amoureux des livres a besoin d’un espace à lui où il se laisse imprégner, par un étrange mystère qui m’échappe, par les livres qui l’entoure. Il se promène dans sa bibliothèque, il survole les ouvrages, il en prend un au hasard, et d’un coup, il est happé par le bouquin ! On ne sait pas toujours ce qu’on va lire le soir lorsqu’on s’y promène en faisant les cent pas. On ne sait pas exactement quel auteur on découvrira en prenant un ouvrage qui nous est familier mais qu’on a tardé à ouvrir, comme s’il nous attendait pour le bon moment. Je sais bien que d’éminents écrivains font l’éloge de la bibliothèque portative : ils ne veulent jamais s’encombrer, et être libres comme l’air. C’est une psychologie que j’admire mais qui n’est pas la mienne. Je suis davantage l’homme d’un lieu, de l’enracinement et des ancrages. Je me veux moins libre comme l’air que maître en ma demeure. Et je ne peux imaginer ma demeure sans mes livres.

Rèf : JOURNAL DE MONTRÉAL 2015. 

Laisser un commentaire