AGUTTES - LIVRES & MANUSCRITS

152 [CHATEAUBRIAND]. DURAS Claire de Kersaint, duchesse de (1778-1828) 58 L.A. (une signée des initiales), Paris et Andilly, avrildécembre 1822, à CHATEAUBRIAND ; 275 pages in-8, une adresse à Vérone (légères salissures à quelques lettres, 2 petites déchirures). Très importante et intéressante correspondance, véritable journal adressé à Chateaubriand, alors ambassadeur de France à Londres, puis plénipotentiaire au Congrès de Vérone [ce congrès de la Sainte-Alliance devait notamment alléger l’occupation autrichienne en Italie, et donna pour mission à la France d’envoyer un corps expéditionnaire en Espagne pour soutenir Ferdinand VII]. Nous ne pouvons donner ici qu’un trop bref aperçu de ces longues lettres. D’un style alerte, émaillées de citations de ses interlocuteurs et pleines d’appréciations personnelles, elles témoignent des efforts incessants déployés par Mme de Duras pour favoriser la carrière diplomatique et politique de son « cher frère » et ami. Elle rapporte ainsi à Chateaubriand des événements et échos de la Cour et des milieux politiques ; elle confie discrètement ses activités littéraires, lance quelques piques contre Juliette RÉCAMIER et reproche souvent à son ami son égocentrisme monumental ; elle s’afflige que l’ambassade, premier grand « succès » de leurs efforts conjoints, ait nui à leur vieille amitié. Dans la narration de son inlassable activité pour faire désigner Chateaubriand comme plénipotentiaire au Congrès de Vérone, figurent fréquemment les noms de Joseph de VILLÈLE, ministre des Finances et à partir du 4 septembre 1822, Président du Conseil ; Mathieu de MONTMORENCY, ministre des Affaires étrangères ; François-Antoine HERMAN, directeur des affaires politiques aux Affaires étrangères ; Adrien de MONTMORENCY, ambassadeur de France à Madrid ; le marquis de CARAMAN, ambassadeur de France en Autriche, et plénipotentiaire au Congrès ; le comte de LAGARDE, ambassadeur de France en Espagne; Lord LONDONDERRY, vicomte CASTLEREAGH, secrétaire d’État aux Affaires étrangères anglais ; le comte POZZO DI BORGO, ambassadeur de Russie en France ; Charles de MARCELLUS, premier secrétaire de l’ambassade de France à Londres, etc. 2 [et 3] avril. Affligée du départ du « tirannique, enfant gâté », elle se félicite néanmoins de ce « grand succès de tous nos travaux et de toutes nos espérances » : Chateaubriand aura une part dans les affaires de l’Europe… Selon Pozzo, « l’empereur de Russie veut qu’il soit dit qu’il fait la guerre à son corps défendant, qu’à tout prix il ne la veut point avec l’Europe […]. L’ennemi, le vrai ennemi, c’est celui que chacun a chez soi, le jacobinisme, et l’empereur de Russie tout comme un autre. Non dans sa nation, mais dans son armée ; tous ces petits officiers blondins »… La fin des Bourbons serait dans une guerre européenne… Elle parle de ROTHSCHILD : « pour avoir gagné tant d’argent d’une manière qui nécessite au moins de la prévision politique il falloit ne pas manquer d’esprit mais je ne soupçonnois pas la sagacité, la finesse et les grandes vues politiques que je lui ai trouvées, c’est une race étrange que ces juifs, ce Rothchild n’est en rien l’homme ridicule »… Elle rapporte des remarques de POZZO DI BORGO sur la politique autrichienne vers l’Angleterre et la Turquie… Vendredi saint [5 avril]. « J’ai fait arrêter toutes mes pendules pour ne plus entendre sonner toutes ces heures où vous ne viendrez plus, je suis triste à mort ce matin, ces romans m’ont fait du mal, ils ont été remuer au fond de mon âme un vieux reste de vie qui ne servoit qu’à me faire souffrir, […] c’est la peste que tous ces sentimens trop forts trop vrais pour le monde actuel, qui tuent ceux qui les ont et importunent ceux qui ne les ont pas »… [6-7 avril]. Réflexions sur leur amitié : « Une amitié comme la mienne n’admet pas de partage. Elle a les inconvéniens de l’amour, et j’avoue qu’elle n’en a pas les profits mais nous sommes assez vieux pour que cela soit hors de la question. Savoir que vous dites à d’autres tout ce que vous me dites, que vous les associez à vos intérêts, cela m’est insupportable »… 7 avril. Découverte d’un complot : des carbonari à Strasbourg, liés avec ceux d’Allemagne et d’Italie, avaient le projet « d’égorger tout ce qui n’étoit pas de la secte, de s’emparer de la place de s’y enfermer et d’en faire le point central de tous les jacobins de l’Europe »… 10[-11] avril. « Vous ne concevez pas le triomphe des libéraux, de la guerre, de la baisse des fonds, enfin ces démons ne se complaisent que dans le mal. […] dans les ateliers des libéraux tout devient poison »… 24[-25] avril. Les libéraux ont fait le siège du comte WORONZOW, elle-même va écrire à Mme de Nesselrode pour donner ses instructions à l’empereur. « Hier au soir ici, HUMBOLDT a été plus mauvais que je ne l’avois encore vu. Je disois que j’espérois bien que si la guerre éclatoit, elle seroit précédée d’un congrès dans lequel le sort de la Turquie seroit réglé d’avance, et que l’alliance européenne n’en seroit pas ébranlée, oui dit-il et ensuite il faudra faire marcher une armée contre les universités d’Allemagne, non, lui dis-je mais y exercer une bonne surveillance. Où veulent-ils en venir ? A un boulversement général en Europe. […] il n’est ici question ni de Russie, ni de Turquie, c’est la guerre du jacobinisme contre l’ordre social, voilà la seule, et la véritable guerre, le reste sont des fictions. […] Je voudrois bien que votre politique fût dirigée dans ce sens »… Il faudrait envoyer aux Grecs de l’argent, des armes, et tous les officiers séditieux qui incommodent ici… 29 avril. Long tête-à-tête avec VILLÈLE : « Je lui ai dit que s’il n’étoit pas le maître il falloit faire son paquet et s’en aller. Il dit qu’il le sera dans les grandes choses, alors j’ai tâché de lui persuader que ce que vous vouliez étoit grand. Il est fort maîtrisé par la Congregation ou les car il y en a deux ou trois [...] Quant au Congrès, il m’a bien dit qu’il y feroit ce qu’il pourroit mais pas assez nettement. Il dit même que le Congrès n’est pas tout à fait décidé, ce qui est faux. Je crois que vous le tourmentez »… 1er mai. Annonce de l’arrestation d’incendiaires, et anecdote sur la découverte d’un faux curé dans la paroisse du marquis d’Étampes ; on a saisi chez lui quantité de papiers et des chiffres. « Nous sommes enveloppés dans un réseau immense, toutes les iniquités de la révolution se donnent la main pour les former autour de nous, et les initiés parlent avec tant de confiance, que quelquefois ils me font peur […] Voilà ce que vaut mon amitié pour vous et tout le fruit que j’en recueille. Je vous déclare que si cela paroît, je conterai à tout le monde votre histoire de l’Abbaye. Je renverrai tous ces scandales à leur adresse. […] Cela révolte tout ce que j’ai de justice dans le cœur de voir que mon amitié et mon zèle pour vos intérêts aillent me faire vilipender partout »… 5-6 mai. « Qu’est-ce que cette affectation de ne pas me répondre un mot sur l’Abbaye [Mme RÉCAMIER] dont je vous parle sans cesse ? Craignez-vous de vous compromettre avec la dame en écrivant ce que vous avez si souvent dit ? Espérez-vous me lasser d’en parler, à force de ne pas répondre ? C’est savoir déjà trop bien votre métier cher frère, et vous n’avez pas compté sur deux grands obstacles pour déjouer vos calculs, l’amitié, qui est détruite, par tout ce qui est réserve, dissimulation, ménagement […] secondement vous avez oublié que j’étois bretonne, et que dès que je m’appercevrois de vos réticences, toute ma sincérité naturelle se révolteroit et s’efforceroit de les vaincre. Je ne vivrai jamais politiquement avec vous cher frère prenez votre parti là dessus »… 10 mai. Ses doutes persistent, et cela importe plus que la politique de l’Europe : « Vous dînez entre le Duc de WELLINGTON et Lord LIVERPOOL, c’est de la fumée que tout cela, mais vous avez une amie qui vous a été fidèle dans toutes les fortunes et vous la laissez s’affliger sans la consoler, vous l’oubliez […]. Ah que le monde est étrange et plein de vanité et de folie, mais pourquoi suis-je seule de mon espèce à sentir comme personne ne sent ? En vérité cela ressemble à ces mauvais dons des fées, qui empoisonnaient tous les autres »… 18 mai. Détails sur la dernière maladie du duc de RICHELIEU ; sa mort est une perte pour la France : « sa vie étoit une sécurité, dans une crise, c’est autour de lui que plusieurs opinions se fussent ralliées, il n’étoit pas l’homme de tous les jours, il l’a trop prouvé, mais il étoit l’homme d’une grande circonstance, parce que sa droiture et sa loyauté n’étoient contestées par personne »… 3 juin. « On dit qu’il est arrivé de Russie une note terrible sur l’Espagne, nous faisant honte de laisser succomber la légitimité dans ce pays là, et nous exhortant à aller au secours du Roi d’Espagne. […] Ensuite la découverte de cette dette que les ministres passés nous avoient toujours dissimulée » : 50 millions ! Elle s’inquiète de l’avenir du ministère : « VILLÈLE a l’air d’être entraîné, voilà FRAYSSINOUS nommé [grand maître de l’Université], c’est un grand triomphe pour la Congrégation, c’est l’éducation dans la main des jésuites […] et vous verrez que cette éducation sera dirigée en sens inverse des institutions, j’en meurs de peur »… 17 juin. Échos d’une longue conversation avec VILLÈLE, où elle a défendu les intérêts de Chateaubriand ; elle a insisté sur son aptitude à réussir au Congrès, son adhésion sincère à la politique 36

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