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65 LA VIE MATÉRIELLE
Manuscrit de 390 pages
in-4° (environ) dont 160 pages (environ) sont dactylographiées avec
de
nombreuses corrections autographes
, quelques pages sont entièrement de sa main. D’autres sont
dactylographiées sans aucune correction, ou écrites de la main de Jérôme Beaujour. Joint : 13 copeaux
de formats divers avec corrections autographes. Les feuilles sont réparties dans des chemises portant
chacune un titre.
40 000 / 60 000
« La vie Matérielle » a été écrite, parlée, dictée de septembre 1986 à mai 1987. D’abord à Trouville aux Roches Noires, puis
chez elle rue Saint Benoît à Paris. Le coté ébouriffé, hirsute du manuscrit témoigne avec ses nombreux copeaux, ratures,
ajouts, écritures mêlées de Jérôme Beaujour et Marguerite Duras, d’une expérience commune.
Jérôme Beaujour, son collaborateur, raconte :
« Le dernier jour du travail, quand j’ai dit au revoir à Marguerite Duras, elle m’a demandé comme un dernier service d’aller
jeter ce manuscrit à la poubelle, ce que j’ai fait. J’avais rendez-vous avec son fils Jean Mascolo, une demi heure plus tard
dans le restaurant en face de chez elle. Je l’ai informé de la fin du travail et du dernier geste qu’elle m’avait demandé d’ef-
fectuer, il m’a demandé : tu l’as fait ? J’ai dit : oui. Il m’a dit : tu es fou. Il s’est levé a traversé la rue et est allé récupérer
le manuscrit dans la poubelle avec l’assentiment de sa mère. Ce manuscrit est donc un miraculé au sens où il aurait dû
atterrir à la décharge.
Nous avons commencé à travailler au magnétophone, comme un journaliste je lui ai posé des questions. Elle s’est prêtée
à ce jeu non sans réticence. Elle répondait aux questions que je lui posais sur ses livres, sur l’Indochine, sur Anne-Marie
Stretter, très indirectement ou avec beaucoup de retard. Je lui posais la question : « Pourquoi une partie de votre œuvre
se passe aux Indes alors que vous n’y êtes jamais allée ? » Des questions de journaliste en somme. Je décryptais les bandes
enregistrées, on les faisait taper. On a même enregistré des conversations devant la mer « où les Dames des Roches Noires
voyaient passer Swan ». Elle commentait la course d’un avion à réaction dans le ciel, la trace qu’il laissait (c’est dans le
manuscrit, mais pas dans le livre). Les Dames des Roches Noires « dressées sur les décombres de la vieille Europe » sont
finalement arrivées plus tard dans le texte mais auparavant le texte ne lui convenait pas, on a abandonné le magnéto-
phone, j’ai abandonné les questions. Nous avons parlé, mais nous nous sommes beaucoup tus. On s’est promené en voi-
ture autour de Trouville, à Paris et autour de Paris, dans la banlieue sud, du coté de Vanves et de Malakoff. Dans la voiture
elle m’a dit que le livre s’appellerait « La vie Matérielle » que ce qui l’intéressait c’était de parler des femmes. Des femmes
dans leur maison, de la gestion des maisons par les femmes, que d’ailleurs, je ne devais pas y connaître grand-chose. L’Axe
du livre était trouvé, le modèle de la maison, c’était sa maison de Neauphle le château, qu’elle avait achetée en 1958 avec
les droits du « Barrage contre le pacifique ». J’ai beaucoup écrit sous sa dictée, sur cette femme immémoriale, gardienne
du foyer, qui restait avec les enfants et les animaux tandis que l’homme était parti à la guerre. Les textes reposaient, elle
y revenait de son coté, les corrigeait, écrivait sur la femme de 1987 qu’elle aimait moins. Elle a commencé à parler de sa
mère, de l’Indochine, de l’ « Lol.V.Stein » dont elle a dit que toutes les femmes de son œuvre découlaient d’elle. Le texte
s’est étoilé. Elle avait pris selon son mot, « l’autoroute de la parole ». Elle était enchantée de ce qu’elle appelait cette « écri-
ture flottante », entre parler et écrire où tandis qu’on parle d’une chose, on parle aussi bien d’une autre. Les différents
textes très variés sur les hommes (« Homosexualité des hommes ») sur sa manière de s’habiller (« L’uniforme MD »), sur
l’alcool, sur les cures de désintoxications, se sont mis à faire écho. Le texte est devenu une sorte de caisse de résonnance.
Un texte comme « Le bloc noir », elle me l’a dicté un matin, sans la moindre note et c’est devenu une sorte d’art poétique
sidérant qui met à mal des milliers de pages sur le travail de création de l’écrivain. ».
J’ai compris ce qu’elle n’aimait pas au début. Elle ne pouvait parler, écrire que si ce n’était pas une réponse à une question.
Répondre à une question c’est raconter, c’est même se confier et souvent même en arriver aux confidences. Ce texte ne
comporte aucune confidence. C’est aussi paradoxal que cela paraisse, le contraire de l’oral transposé à l’écrit, ce serait plu-
tôt de l’écrit transposé à l’oral : « écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est
raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe
par son absence. » Dans le livre il n’y a pas un mot qui ne vient pas d’elle. Dans le texte sur Cabourg (p.80) ce petit garçon
avec ses jambes maigres comme des bâtons, seul avec son cerf-volant qui attendait qu’on vienne le chercher, sur la plage
de Cabourg où nous sommes allés ensemble ce jour là, je ne l’ai pas vu dans le manuscrit, par exemple. ».