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LES IMAGES, LES MOTS
En présence d’un beau livre, le premier sentiment est l’étonnement, suivi de
prés par l’admiration. Il me semble que le désir – et surtout le désir de possession - ne
vient que plus tard. Ce fut mon cas. Vers l’âge de 35 ans, par exemple, il m’a paru
impossible de vivre sans avoir Athanase Kircher à mes côtés, à portée de la main.
J’avais l’œil, en particulier, sur l’
Ars Magna Lucis et Umbrae
,
Le Grand Art de la
Lumière et de l’Ombre
, où, au-delà de la lanterne magique, apparaît, dans un simple
dessin, en bas de page, le principe même du cinéma. Car le cinéma a été inventé sous
Louis XIV. Il n’y manquait que l’électricité.
Autour de Kircher – ils font l’objet de cette première vente – j’ai réuni des
livres illustrés du XVI
e
et du XVII
e
siècles, et surtout des livres d’emblèmes. Ils
constituent, à mes yeux, une première alliance, souvent subtile, entre le texte et
l’image. Les dessins emblématiques offrent au regard une énigme, que les mots aident
quelquefois à résoudre, mais pas toujours. On y trouve des maximes banales et
d’autres qui le sont beaucoup moins, des images en liberté, souvent surprenantes, qui
vont de l’incongru à l’ambigu, de la vie quotidienne aux mystères de l’âme, dans un
style qu’il est convenu d’appeler « baroque », un mot difficile à délimiter.
Certaines de ces images – leçons de vie et leçons de mort – garderont à jamais
leur secret. D’autres, malgré les siècles, nous touchent aussitôt. Toutes sont un
témoignage précieux sur un temps où l’image commençait à envahir le monde, et
nous savons aujourd’hui que cette invasion n’aura pas de fin.
Des poètes, parfois oubliés, accompagnent ces images. Ils ont été houspillés,
harcelés, embastillés, parfois brûlés sur la place publique, parce qu’ils apportaient
dans leurs paroles cette liberté d’allure, cette insolence rêveuse, ces images furtives et
aventureuses que Boileau et quelques autres tenaient pour une inconvenance digne du
châtiment suprême.
Je me « sépare » de ces livres, comme on dit. Je dis adieu à mes compagnons
de voyage, dont la vie a été plus longue que la mienne. Sans mélancolie. Le temps est
venu. Je leur souhaite de poursuivre longtemps leur chemin, entre d’autres mains, sous
d’autres regards.
Jean-Claude Carrière