Lot n° 7
Sélection Bibliorare

PROUST (Marcel) — POÈME AUTOGRAPHE. [Mars ou mai 1904]. — 61 vers octosyllabes sur 4 pp. in-8 avec liseré de deuil ; date de réception manuscrite, «24 m. 04» ; quelques petites fentes marginales.

Estimation : - 15 000 - 20 000 €
Adjudication : 6 000 €
Description
«Duchesse, je suis un poète
C'est à dire un homme de rien...»

♦ Rare et long poème inédit.

Pastiche de ballade médiévale, articulé en strophes rimées ponctuées par un refrain répété, avec envoi concluant le poème.
Déploration du mariage de raison.
Pour illustrer son amitié envers
Louis d'Albufera, Marcel Proust y compatit aux affres de celui-ci qui, pour faire un mariage plus conforme à son rang, est obligé par sa famille d'étouffer les élans de son coeur. L'écrivain pousse l'audace jusqu'à brocarder le duc et la duchesse d'Albufera, parents du marquis, en les termes injurieux d'«aristocrates ra[ss]is».
Poète de circonstance. Marcel Proust composa dans sa jeunesse quelques pièces fort travaillées, évoquant pour l'une d'entre elles le thème de la Recherche, publiées dans la Revue Lilas du lycée
Condorcet ou dans son recueil Les Plaisirs et les jours. Cependant, la majorité de ses poèmes, recueillis en 1982 par Claude Francis et Fernand Gontier, se rattachent essentiellement à la veine imitative et dérisive, pastiches et amusements à usage privé, comme ici. Le présent manuscrit, adressé à Louis d'Albufera, porte cette préface: «Mon petit d'Albu, je retrouve les vers imbéciles et vous les copie», et est suivi de cette recommandation, «Prière de brûler immédiatement à cause d'un vers», qui ouvre à diverses conjectures: précaution oratoire ou allusion précise ? Pourrait-il s'agir du vers livrant une comparaison avec un «boeuf à l'étal», Louis d'Albufera ayant, selon les remarques de Louisa de Mornand, une légère tendance à l'embonpoint ?

« Qu'Albu fasse un mariage riche,
De plus suffisamment ducal ;
Quant au reste, c'est bien égal ;
La duchesse s'en contrefiche.
Amour, bonheur dont on s'entiche,
Beaux yeux, sourire triomphal,
Détournent un jeune homme riche
De méditer sur l'armorial :
La duchesse s'en contrefiche.
Le duc sourit dans sa barbiche ;
Son fils est marquis et pas mal,
Il faut faire un mariage riche
Et digne du nom ancestral.
Si sa vie indomptée, en friche,
Y perd son bonheur idéal ;
S'il s'en va vers le parti riche
Comme un boeuf qu'on mène à l'étal,
Qu'importe ! marquis et pas mal,
Dans le milieu patriarcal,
Il doit faire un mariage riche
Et digne du nom ancestral.
Pour le reste c'est bien égal :
La duchesse s'en contrefiche.
La table est triste où sont assis
Ces aristocrates ra[ss]is
Qui n'ont pas voulu ou su vivre,
Et le jeune homme au coeur ardent
Qui forma le rêve imprudent
D'être le songeur et l'amant
Qu'un peu d'amour divin enivre !
Aussi son geste choque-t-il :
Il est la vie, il est l'avril,
Entre eux et lui rien ne biche.
Il casse un morceau de pain
Et la duchesse au coeur hautain
Qui, du reste se contrefiche,
En le voyant prendre son pain
Dit : à quoi donc te sert ta main ?
On croirait voir sur le chemin
Un paysan mordant sa miche."

Envoi

Duchesse je suis un poète
C'est-à-dire un homme de rien.
Qu'on ait un nom, qu'on ait du bien
Jamais hélas ne m'inquiète.
Des gens, si l'on est né Des Cars,
Font devant vous le grand écart
Comme Lilll'Tiche
[le pantomime britannique Harry Relph dit
Little Tich, de très petite taille],
Préférant aux braves lascars
Un La Rochefoucauld qui triche !
Qu'on soit belle comme Cérès
Et qu'on soit née Cambacérès
Moi je m'en fiche !
[la mère de Louis Suchet d'Albufera était née
Cambacérès]
Une seule chose m'est précieuse
C'est l'amitié de Louis.
Garder longtemps son coeur exquis
Est une chimère audacieuse.
N'ayant pas de nom ancestral,
N'étant ni noble ni riche,
Tout le reste m'est bien égal :
Avec votre permis ducal,
Du reste je me contrefiche ! »
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