Lot n° 41
Sélection Bibliorare

PROUST (Marcel) — Lettre autographe signée «Marcel Proust». — S.l., [date de réception du 2 avril 1907]. — 9 pp. 1/2 in-8 avec environ 3 lignes raturées, liseré de deuil ; date de réception au composteur en 3 endroits, avec millésime...

Estimation : - 3 000 - 4 000 €
Adjudication : 4 500 €
Description
incomplet ; apostille autographe du destinataire, «rép[ondu]».
Molière et les «demoiselles du téléphone»

Exercice de style virtuose sur le thème du téléphone citant Molière.
Louis d'Albufera voulant marquer avec vigueur son mécontentement vis-à-vis de l'opérateur public du téléphone, se mit en tête de publier une lettre dans le Figaro dirigé par Gaston Calmette, qui consacrait justement une rubrique régulière à cette question. Il eut recours aux talents de Marcel Proust pour lui proposer un modèle de lettre, et celui-ci s'exécuta en n'hésitant pas à faire référence à son propre article sur le sujet, «Journées de lecture» paru dans le Figaro du 20 mars 1907.

«Excuse mon retard, mon cher Louis.
L'autre soir en te quittant, je suis resté quelques heures comme tu m'avais laissé, c'est-à-dire pas trop mal, mais vers le matin a commencé une crise vraiment terrible qui a duré plus de vingt-quatre heures et m'a laissé anéanti.
Voici le brouillon qui me semble convenable. Si on te posait des colles et te demandait d'où vient l'expression "le triste avantage", rappelle-toi que c'est dans le sonnet d'Oronte du Misanthrope:
"L'espoir, il est vrai, nous soulage,
Et [nous] berce, un temps, notre ennui:
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui"

... J'avais mille choses à te dire mais suis encore brisé de ma crise. Bien tendrement à toi... Je n'ai pas osé mettre "l'article de mon ami Marcel Proust" mais cela aurait peut-être été le plus franc.
En tout cas je crois que, comme cela, cela va bien. Tu feras d'ailleurs toutes les modifications que tu jugeras utiles.

"Cher Monsieur [Gaston Calmette], vous avez bien voulu insérer une première fois sous votre rubrique: "Le scandale téléphonique", mes doléances contre une administration qui en prend vraiment trop à son aise avec les malheureux contribuables. Il ne s'agit pas cette fois des demoiselles du téléphone, de celles que l'autre jour, M. Marcel Proust appelait les "Déesses sans visage" et les "Filles de la nuit" [allusion aux Furies, extraite de l'article de Proust]. Son article a eu beaucoup de succès ici, et on s'est arraché ce jour-là le Figaro plus encore que de coutume. Nous ne disons plus "je vais vous téléphoner", mais "je vais demander aux Vierges laborieuses [expression peut-être empruntée à Jules Michelet dans L'Insecte] de me donner votre numéro" et plus souvent hélas les "Jalouses Furies" ne veulent rien savoir.
Mais aujourd'hui, c'est de l'administration centrale que j'ai à me plaindre. J'ai le triste avantage d'être titulaire de deux numéros d'appel... Vers la fin de 1906, j'allai rue de Grenelle m'enquérir de ce qu'il y avait à faire pour obtenir le transfert de ces deux postes téléphoniques dans deux autres locaux où j'allais emménager. Là on m'expliqua que l'administration laissait le choix, comme entre deux maux fort graves, entre le transfert proprement dit et le réabonnement... Je me suis décidé pour le transfert indiqué comme le moindre mal... Pour le second poste téléphonique... le transfert n'est pas effectué à l'heure qu'il est plus de trois mois après ! Trois mois de démarches incessantes de ma part, trois mois d'incessantes allées et venues et de travaux d'ouvriers téléphoniques à mon ancien comme à mon nouveau domicile. Mais si tout cela est insupportable, c'est si courant que je ne vous aurais pas écrit pour si peu. Voici où la beauté commence. J'ai reçu le 18 mars l'avis de versement au 1er avril pour mes deux contrats, sous peine de me voir "priver d'office de communications" (châtiment tout platonique d'ailleurs, puisque ces communications, je ne les ai pas et que le 2e transfert pour lequel je dois payer n'est pas effectué. Conclusion: l'État, non content de m'avoir pris mon argent sans avoir fait mon service, pendant un trimestre entier, prétend continuer par la suite à se faire payer un service qu'il ne fait pas. Et on ose parler de racheter les chemins de fer qui eux remboursent tout versement non dû.
J'aurais voulu vous dire tout cela par le téléphone pour faire entendre ces vérités à l'instrument de mon supplice. Mais les "Servantes irritées" du mystère ne m'ayant pas donné "le vénérable inventeur de l'imprimerie" comme M. Marcel Proust appelle Gutenberg [autres citations de l'article de Proust, Gutenberg étant le nom d'un central téléphonique de Paris], j'ai eu recours à cette lettre que je vous demande de publier pour l'édification de ses lecteurs, et à laquelle vous me permettrez de joindre, Monsieur le Directeur, l'assurance de mes sentiments les meilleurs. Marquis d'Albufera»
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