Lot n° 245
Sélection Bibliorare

PROUST (Marcel). 1871-1922. Ecrivain

Estimation : 12 000 - 15 000 €
Adjudication : 18 200 €
Description
L.A.S. à Berthe Lemarié. (Paris, 16 février 1919). 16 pp. sur bi-feuillet in-8, tranches dorées; le nom de «Lemarié» effacé dans le texte 3 fois; joint une enveloppe adressée à Berthe Lemarié, avec en-tête du Grand- Hôtel (Boulevard des Capucines).
Magnifique lettre, longue de 16 pages, dans laquelle Proust fait part de ses réflexions sur son oeuvre et indique toutes les dernières modifications apportées à l'édition finale de la Recherche du temps perdu. Après la première édition de Swann en 1913 chez Grasset et ayant convaincu Proust qu'il lui confie la suite de la Recherche, Gaston Gallimard s'apprête à marquer un grand coup: en juin 1919, l'éditeur veut publier conjointement Du Côté de chez Swann, A l'Ombre des jeunes filles en fleurs et Pastiches et Mélanges. Cette longue lettre à Berthe Lemarié, collaboratrice de Gallimard, montre Proust s'attelant, en ce mois de février 1919, à corriger ces trois titres; il s'inquiète aussi de l'édition de luxe des Jeunes filles alors en gestation.
Je m'excuse de ce retard de 48 heures dû à la reprise de mal que m'a donnée la visite chez vous. Voici un Swann (fait de morceaux de Swann un peu corrigés). Mais si cela ne retarde pas trop votre correction, ferait bien de relire ou au moins de parcourir le livre afin de voir s'il n'y a pas des imparfaits du subjonctif qui manquent (...) En tous cas, je vous signale la page 178 où j'ai barré les mots «depuis Chartres» car l'action doit se passer dans une région indéterminée, les derniers volumes le plaçant beaucoup plus au nord
Dans Swann, il signale une modification capitale par rapport au texte de l'édition Grasset: «l'action doit se passer dans une région indéterminée, les derniers volumes le plaçant beaucoup plus au nord que n'est Chartes». En effet, la guerre ayant éclaté depuis l'édition de 1913, Proust veut situer Combray à proximité de la ligne de feu. Ses corrections concernent aussi l'emploi, parfois fautif, de l'imparfait du subjonctif. Il évoque aussi l'envoi de sa dédicace [à Walter Berry] pour Pastiches et Mélanges.
Mais la préoccupation principale de l'auteur est le retard d'impression et la mise en vente de la collection. J'espère que c'est avec une rapidité vertigineuse que vont être prêts les trois volumes et qu'on va pouvoir les mettre en vente. Il va se renseigner si d'autres imprimeurs possèdent les mêmes caractères: Je vais écrire (même avant de répondre au nouveau propriétaire) à Vallette, lequel vient précisément de m'envoyer des droits d'auteurs. Mais il est bien entendu que cela n'est que pour tâcher d'avoir des imprimeurs différents pour les derniers volumes de Swann (...)
Car si nous attendons d'avoir un nouvel imprimeur pour le 1er Swann, nous retardons par la même les Jeunes filles en fleurs et Pastiches (...). Nous ne pouvons attendre que le livre reprenne (...). Il adresse une version de Swann non corrigée et plusieurs feuillets avec corrections avant d'insister: il faut éviter avant tout qu'il arrive pour les Jeune filles en fleurs, le même inter-règne que pour Du côté de chez Swann, et que quand le volume sera épuisé, on reste sans exemplaires nouveaux à offrir aux acheteurs. Sans cela, il arrivera pour le livre comme pour Swann, qu'on se passe de mains en mains et qu'on n'achète plus (...). Il poursuit par un intéressant passage sur la différence entre le temps réel et le temps ressenti: vous avez fait erreur sur le temps qui s'est écoulé entre le moment où je vous ai remis les Pastiches et celui où j'en ai eu les placards temps infiniment plus long même que je ne me rappelais, et inversement du [le] temps que j'ai conservé les placards, temps infiniment plus court, avant de presser Berthe Lemarié d'accélérer le processus de correction: J'espère que c'est avec une rapidité vertigineuse que vont être prêts les trois volumes et qu'on va pouvoir les mettre en vente. Pour les détails de mise en page, il s'en remet aux choix de Berthe Lemarié, pour autant qu'elle lui assure qu'elle ne devra pas attendre le retour de Gallimard des Etats-Unis. En effet, il faut lancer la fabrication des volumes avant ce retour parce que le retour de Gaston n'aura pas lieu avant un mois, et peut avoir lieu avant un mois, et peut avoir lieu beaucoup après, que même si rien ne retarde son départ, il se peut que les C[ompagn]ies de navigation ne fonctionnent pas convenablement quand il voudra partir, que tout cela peut faire perdre du temps, et que nous ne pouvons vraiment pas souhaiter qu'il risque de se noyer ou de heurter une mine pour un exemplaire sur Japon (...). Pour mes exemplaires de luxe, je vous réponds avec la sincérité la plus complète (...). Je m'en remets entièrement à votre goût et ne vous propose aucun de mes amis. (...). Du temps nous n'en avons que trop perdu, (...) nous sommes à la recherche du temps perdu, du temps que nous cherchons à regagner (...).
Il poursuit: Quand vous me dites, ce qui est très aimable du reste, que Gaston a de la chance, parce que je l'aime beaucoup, vous savez très bien, j'en suis sûr, que, ce que je ne me permettrais pas non plus d'appeler cette chance, vous l'avez aussi, et que l'autre soir je n'aurais manqué un rendez-vous indispensable et d'autres choses en restant une heure de plus auprès de votre lit parce que vous me disiez que vous dormiriez mieux si je vous disais tous mes griefs, si je n'avais pour vous des sentiments si respectueux et de vif attachement auxquels ma seule tristesse était de trouver que vous n'aviez pas franchement répondu, et que je désire non pas comme vous le dites pour me taquiner voir se rompre, mais se consolider (...).
Cette lettre prend chronologiquement place juste avant celle, publiée par Pascal Fouché (lettre n° 87, p. 151-152), de Berthe Lemarié à l'imprimeur Bellenand du 18 février 1918, dans laquelle elle transmet les éléments communiqués par Proust.
Lettre absente de Kolb et de la Correspondance Proust-Gallimard publiée par Pascal Fouché.

Provenance: Dr Roger Froment (Sotheby's 26 novembre 2013)
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