Lot n° 29
Sélection Bibliorare

CYRANO DE BERGERAC (Savinien de)]. Recueil de 2 manuscrits, XVIIe siècle.

Estimation : 8 000 - 10 000 EUROS
Adjudication : 12 000 €
Description

 Soit : « L'autre monde ou les Estats et Empires de la lune », 248 pp. in-4, dont les 3 dernières blanches, et « Agrippine. Tragédie », 152 pp. in-4 chiffrées 249 à 400, dont les 4 dernières blanches. Le tout relié en un volume de veau brun, dos à nerfs cloisonné et fleuronné avec les deux titres dorés, double filet doré encadrant les plats, coupes ornées, tranches mouchetées uniformément ; reliure usagée avec mors fendus ; quelques taches sur les premiers feuillets du volume (reliure de l'époque).

L'Autre monde ou les États et Empires de la lune. Une des 4 copies d'époque connues de son roman l'autre monde ou les états et empires de la lune. Le présent manuscrit, sans mention de nom d'auteur, a été établi sur deux papiers différents alternés, l'un filigrané aux armes du cardinal Mazarin, produit au moins entre 1644 et 1650 (Gaudriault, n° 161), l'autre filigrané aux faisceaux de licteurs croisés (proche du n° 163 dans l'ouvrage de Gaudriault), produit vers 1654 – ces deux papiers ayant été employés au moins jusqu'en 1662 (ils ne sont d'ailleurs peut-être qu'un avec marque et contremarque). Il s'agit d'une copie destinée à la diffusion, établie non par un lettré mais plutôt par un scribe professionnel ayant appris son métier chez un maître-écrivain : son écriture est calligraphiée, mais son orthographe est fluctuante (« dedem » pour « dedans », etc.), sa grammaire parfois aberrante (« qu'en » pour « quand », etc.), et la ponctuation quasiment absente. La seule en mains privées : les trois autres manuscrits du XVIIe siècle recensés sont conservés en dépôts publics, à la Bibliothèque nationale de France à Paris, à la bibliothèque Fisher de l'Université de Sidney, et à la Bayerische Staatsbibliothek à Munich. Rarissime témoignage de sa diffusion manuscrite clandestine. On sait d'après Jean Le Royer de Prade, ami de l'auteur, qu'une version manuscrite du roman était achevée en 1650.

Cyrano mort en 1655, l'œuvre parut de manière posthume en 1657 chez le libraire parisien Charles de Sercy, sous une forme un peu édulcorée, et, si seuls trois exemplaires de cette édition sont actuellement recensés, 7 rééditions parurent ensuite au XVIIe siècle, de 1659 à 1678 – il faudrait ensuite attendre 1787. La diffusion manuscrite de ce texte s'avère cependant particulièrement restreinte, comparée à celle d'autres textes libertins : 3 manuscrits conservés seulement, et aucune trace dans les catalogues des grandes collections antérieures à la Révolution (Huet, Séguier, jésuites, etc.). Ainsi, une composition probablement achevée vers 1650, une mort prématurée de l'auteur en 1655, et une histoire éditoriale plutôt riche à partir de 1657, expliquent sans doute cet état de fait. Une version non censurée offrant un nouvel éclairage sur l'établissement et la tradition du texte. Les trois autres manuscrits connus présentent chacun des variantes, et l'édition de 1657, posthume, correspond à une version composite censurée.

Le manuscrit de la BnF conserve la version la plus radicale, non censurée et donc la plus proche des intentions de l'auteur – c'est à partir de celle-ci que Madeleine Alcover a établi l'édition critique de référence (Paris, Honoré Champion, 2004), en proposant une stemma (arbre généalogique des versions du texte) qui fait l'hypothèse de versions intermédiaires perdues. Le présent manuscrit est fort éloigné des imprimés du XVIIe siècle : il comporte bien les 8 principaux passages caviardés, ne porte pas dans le titre l'expression « Histoire comique », ne présente pas les pièces liminaires ni surtout la conclusion ajoutée. Si la formulation de son titre est celle du seul manuscrit de Paris, quelques sondages révèlent en fait de nombreuses variantes qui ne le rattachent pas exclusivement à telle ou telle des trois autres versions, mais suggèrent une plus grande proximité avec les versions des manuscrits de Sydney et de Munich. l'autre monde ou les états et empires de la lune, un des jalons du libertinage érudit. Roman philosophique ou essai sur trame fictionnelle mêlant récit, observations, réflexions et disputes intellectuelles, cette œuvre fascinante par son statut et son projet novateurs s'avère plus complexe que les voyages dans la lune précédemment publiés par Johannes Kepler, Francis Godwin ou John Wilkins. Cyrano y élabore une utopie d'un type nouveau, un « voyage extraordinaire » dans un « autre monde », qui, certes, permet de porter la critique à l'encontre de la société de son temps, mais qui, contrairement aux œuvres de Thomas More ou de Tommaso Campanella, ne propose pas de système cohérent et fermé sur quoi édifier une société idéale. Par sa variété, son hétérogénéité, ses équivoques, ses contradictions, même, cette œuvre fantasque et érudite illustre le rejet de toute autorité, qu'elle soit sacrée, scientifique, légale ou familiale : Cyrano interroge en effet le dogme religieux, le géocentrisme, l'anthropocentrisme, le logocentrisme, la figure du Père, souligne la relativité de la Loi (instaurée par l'homme dans la violence) et la précarité du Savoir (amené à connaître de véritables révolutions comme l'avaient prouvé Copernic et Galilée), suggérant l'impossibilité d'une adhésion totale à quelque système que ce soit et l'impossibilité même de toute doxa. Il traque les présupposés et les erreurs de raisonnement : « ... Quoy, me replique il en s'esclatant de rire vous estimez vostre ame immortelle – privativement a celle des bestes. Sans mantir mon grand amy vostre orgueil est bien insole[n]t et d'ou argumentez vous je vous prie cette immortalité au prejudice de celle des bestes. Seroit ce a cause que nous sommes douez de raisonement et non pas elle[s]. En premier lieu je vous le nie et je vous prouveray quand il vous plaira qu[']elles raisonnent comme nous. Mais encor qu[']il fut vray que la raison nous eut esté distribué en apanage et qu[']elle fut un privilege reservé seulement a nostre espece est-ce a dire pour cela qu[']il faille que Dieu enrichisse l[']homme de l'immortalité par ce qu[']il luy a deja prodigué la raison... » (p. 221 du présent manuscrit).

Cyrano en tient donc logiquement pour une forme de matérialisme épicurien revu par Lucrèce, niant l'autonomie du spirituel et considérant le surnaturel comme un type de manifestation que l'homme n'a pas encore trouvé les moyens d'expliquer en raison de l'insuffisance de ses moyens d'observation. Il envisage aussi le désir et le plaisir comme part naturelle de la vie, dans une perspective amorale, et traite de l'homosexualité sur le même ton, décrivant des scènes voilées ou explicites, faisant allusion à des couples masculins célèbres de l'Antiquité, et accordant une grande importance à Socrate. Les moyens littéraires mis en œuvre servent admirablement ce projet de décentrage irrévérencieux : Cyrano parodie le style encyclopédique et les récits hagiographiques, détourne les lieux communs, dissimule les références savantes... Le titre même du roman est une allusion à un ouvrage à succès de Pierre d'Avity, Les États, empires, royaumes, et principautés du monde (1614), augmenté par François Ranchin sous le titre Le Monde, ou la description générale de ses quatre parties (1637). Pour ridiculiser toute autorité péremptoire, choquer les bienséances et désorienter le sens commun, Cyrano alterne la charge satirique au ton burlesque ou le badinage faussement naïf et les « pointes » équivoques. L'Autre monde explorant un large pan du champ scientifique de l'époque, il aborde également le domaine de la chimie, à l'époque non encore clairement séparée de l'alchimie. Aussi, la structure initiatique du récit, le symbolisme alchimique de certains passages, et les jeux de langage empruntant leur matière poétique au vocabulaire de cette discipline ont pu faire considérer Cyrano, à la suite de Fulcanelli et d'Eugène Canseliet, comme un ésotériste adepte de l'Art royal – bien que Cyrano ait pu par ailleurs ironiser sur l'imposture des faiseurs d'or. La Mort d'Agrippine. Précieuse copie de l'époque. Sans nom d'auteur, cette copie est d'une autre main que le manuscrit de L'Autre monde ci-dessus, et a été établie sur un papier différent mais manifestement du XVIIe siècle, portant un filigrane aux armoiries non identifiées absent du recensement de Raymond Gaudriault (1995 et 2017).

Une version primitive presque entièrement différente de celle imprimée, parue en 1654 chez le libraire parisien Charles de Sercy, sous le titre La Mort d'Agrippine. Le présent manuscrit présente quelques similitudes, notamment au début et à la fin de la pièce, mais se distingue très nettement par la structure, la présence de trois autres personnages (Macron, Apicata et Regulus), et bien sûr par le texte. Quand de rares ressemblances se font jour, les variantes s'avèrent tout de même importantes. On lit ainsi, dans la scène 3 de l'acte II du manuscrit, Séjanus dire à Térentius : « Je marche sur les pas d'Alexandre et d'Alcide / Crois-tu que ces grands mots d'assassin, de voleur, / Aux heros de jadis ayent abbatu le cœur / Sache Terrentius qu'un habile monarque / Pour conserver d'un roy la puissance et la marque / Doit eriger en crime un généreux dessein / Qui luy pouvoit oster le sceptre de la main. ». La version imprimée en 1654 devient, très abrégée : « Je marche sur les pas d'Alexandre & d'Alcide. / Penses-tu qu'un vain nom de traistre, de voleur, / Aux hommes demy-dieux doive abatre le cœur ? » Également un rarissime témoignage de diffusion manuscrite clandestine. Le présent manuscrit est daté « 1650 » au titre, date à laquelle il a été établi ou à laquelle un modèle antérieur aurait été établi. Cela vient corroborer une information livrée par Le Parasite Mormon, recueil collectif qui, publié précisément en cette année, présentait La Mort d'Agrippine comme sur le point d'être achevée. La seule tragédie de Cyrano de Bergerac, condensé de thématiques libertines. La Mort d'Agrippine propose une réflexion sur les formes de gouvernement, sur le pouvoir, dans un univers machiavélien où la politique est désacralisée, où éclate l'imposture des discours de légitimation des souverains, où règne une corruption généralisée. Tous les personnages présentent un des visages du mal, mais Séjanus, non moins radical dans sa cruauté, fait paradoxalement preuve de grandeur d'âme, de générosité. En outre, « soldat philosophe » (comme Nerva l'appelle ici), il sert de brillants discours où, maniant l'ironie, les feintes et les pointes, il développe un discours à l'audacieuse radicalité, affirmant notamment l'inanité de la crainte superstitieuse de la mort et des dieux (réinterprétation du discours épicurien athée de Lucrèce). C'est cet aspect qui avait frappé à l'époque, ainsi que Tallemant Des Réaux l'avait fait remarquer : « un fou nommé Cyrano fit une pièce de théâtre intitulé La Mort d'Agrippine où Sejanus disait des choses horribles contre les dieux ». Figure singulière du paysage intellectuel de l'âge baroque, Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655) était issu d'une famille de noblesse récente installée à Paris au XVIe siècle, mais en partie agrégée à la haute finance, à la grande noblesse de robe ou d'épée, et appartenant au milieu dévot (quoique son grand-père paternel eût été protestant). Il passa son enfance en vallée de Chevreuse, puis vint à Paris suivre des études au collège de Lisieux, qu'il interrompit deux fois : la première, par un engagement dans l'armée comme cadet au régiment des Gardes, achevé en 1640 après avoir reçu deux graves blessures, aux sièges de Mouzon et d'Arras ; la seconde après une rixe avec un autre étudiant. Il mena ensuite une vie un peu chaotique, quoiqu'un temps protégé par le duc d'Arpajon (1653-début de 1654), et mourut prématurément des suites d'une blessure. Après son retour de l'armée, il fréquenta les milieux libertins où évoluaient des personnalités comme Claude Luillier dit Chapelle, Charles Coypeau d'Assoucy, François de La Mothe Le Vayer, ou Tristan L'Hermite, et commença à produire sa propre œuvre littéraire : il écrivit une comédie, Le Pédant joué (représentée de son vivant, d'après le témoignage de Christiaan Huygens) et des Lettres, publiées en 1654 dans un recueil d'Œuvres diverses qui subit le ciseau de le la censure. La présente tragédie, La Mort d'Agrippine, également publiée en 1654, connut un succès d'édition. Cyrano mort prématurément et certains manuscrits ayant un temps disparu, ses autres œuvres ne virent le jour que quelques années plus tard : il s'agit de deux romans, Histoire comique des États et Empires de la lune, paru en 1657, et Histoire comique des États et Empires du soleil, publié en 1662 dans un recueil de Nouvelles œuvres avec des Fragment de physique, des Entretiens pointus et quelques nouvelles lettres. Influencé par la philosophie et les idées scientifiques de Pierre Gassendi, Cyrano mit en œuvre sous forme littéraire les théories littéraires du libertinage érudit, et s'avéra un maître des procédés dissimulateurs qui, dans la société de l'époque, permettait d'exprimer des idées dangereuses sous le voile d'une ambiguïté protectrice. Manifestement homosexuel, d'un caractère entier comme le révèle les brouilles qui marquèrent sa vie, avec ses proches, avec Scarron, avec son protecteur le duc d'Arpajon, il fut longtemps affligé par la postérité d'une réputation de parasite et de ripailleur – à tort. « Ce que Savinien a quitté et rejeté toute sa vie, c'est l'oppression de la "norme", alourdie de toutes les étroitesses de la dévotion ou devrait-on dire [...] de la bigoterie ? Cyrano a passé sa vie à partir, comme le héros de ses romans [...]. Il n'y a pas de culpabilité hors de la norme qui l'invente : Cyrano a refusé de sacrifier sa différence et son identité à des contraintes dont il a si bien démonté/démontré les procédés de fabrication. Il a vécu ce qu'il a écrit : il est l'homme du "Pourquoi non ?" »

(Madeleine Alcover, op. cit., pp. lxxvi-lxxvii). Provenance : bibliothèque Paul Burgaud (vignette ex-libris).

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