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Lot n° 19
Sélection Bibliorare

MUSSET (Alfred de). — Les péripéties du mariage de Pauline Garcia avec Louis Viardot. 1840. — Suite de 17 dessins humoristiques à la mine de plomb, légendés, 20,2 x 30,5 cm, montés sous passe-partout, présentés dans un emboîtage...

Estimation : 30 000 - 40 000 €
Adjudication : 119 600 €
Description

demi-maroquin noir.

CÉLÈBRE SUITE DE DESSINS HUMORISTIQUES DUS À ALFRED DE MUSSET ET EN PARTIE À SON AMI LE SCULPTEUR AUGUSTE BARRE.

Elle se présente sous forme d’une bande dessinée comportant 2 ou 3 épisodes par feuille, soit en tout 45 dessins.
D’après le témoignage de Paul de Musset la série comprenait à l’origine 51 dessins, dont seuls 45 ont été conservés. Une lacune dans le récit est en effet perceptible entre la onzième et la douzième planche.

On ne s’étonnera pas de cette création du poète, nombre d’écrivains de cette époque ayant laissé des traces de leur talent de dessinateur ; Hugo bien sûr le tout premier auquel on reconnait un vrai génie de peintre mais aussi, dans un mode mineur, Mérimée, Balzac, Corbière, Paul de Musset, Nerval, George Sand, Alfred de Vigny et beaucoup d’autres. Une exposition à la maison de Balzac, à laquelle cet ensemble figurait, en donnait un panorama éloquent.

Ces dessins à épisodes, portant chacun quelques lignes de légende, se présentent comme une sorte de prototype de la bande dessinée, inventée par le Suisse Rodophe Töpffer vers 1830, avec ses albums dont le succès se maintint jusqu’au début du XXe siècle, M. Cryptogame, M. Vieux Bois, M. Jabot.

MAIS LE GRAND INTÉRÊT POUR NOUS EST QUE CETTE SUITE DE SAYNÈTES SATIRIQUES EST AUTOBIOGRAPHIQUE ET RACONTE PAR LE MENU UNE DÉCONVENUE AMOUREUSE DU POÈTE AVEC LA CANTATRICE PAULINE GARCIA.
Elle met en scène tous les protagonistes du mariage : les futurs époux (« Mlle G. et « M. V. »), Musset (Alfred de M.), Paul de Musset (« monsieur son frère »), la mère de Pauline et leur groom, le sculpteur Barre (« M. B. »), Caroline Jaubert (« Mme la conseillère de la Verdrillette »), George Sand (« Indiana », d’après le titre de son premier roman), des admirateurs de la cantatrice comme le Baron Deniez (« M. le baron D. »), sœur Marceline, un Figaro géant qui apparaît dans un cauchemar de Viardot, et les trois sœurs de celui-ci.

Madame Mireille Dottin-Orsini a consacré une importante étude à cette bande dessinée, dont nous citons ici de larges extraits :

« Pauline, d’une famille espagnole vouée à la musique, était la sœur cadette de la belle Malibran, cantatrice dont la mort prématurée en pleine gloire inspira à Musset de célèbres « Stances ». Le poète rencontre Pauline en 1838 dans le salon de son ancienne maîtresse et confidente Caroline Jaubert, qu’il appelle sa « marraine », alors que, déjà appréciée en Europe, elle s’apprête à conquérir la scène parisienne. Lancée d’abord comme le double de sa sœur défunte dont on lui fait chanter les rôles et porter les costumes, elle souhaite imposer sa voie et sa voix personnelles. Pauline, qu’Alfred appelle « Paolita », « Paulette » ou « Paulinette », était extrêmement douée, mais étroitement surveillée par sa famille que le calamiteux mariage de la Malibran, qui avait épousé un aventurier pour fuir les sévérités familiales, avait échaudée. Le père, Manuel Garcia, ténor reconnu, créa en 1816 le rôle du Comte Almaviva dans Le Barbier de Séville… Musset a dessiné le portrait de « Paulinette » qu’il conservera toujours, et dans lequel ressort une particularité des yeux de la cantatrice, de larges yeux un peu tombants, tristes et sérieux, dont l’iris étroit semble nager dans le blanc. Sa voix était d’une étendue exceptionnelle ; excellente pianiste (élève de Liszt), elle jouera avec Clara Schumann. Elle composait aussi, mit en chansons des poèmes de Tourgueniev, écrivit des opérettes et un opéra. Parlant couramment quatre langues, bonne cavalière et escrimeuse, elle réalisait elle-même ses costumes de scène. Elle dessinait bien, et Delacroix lui demanda, lors d’un séjour commun à Nohant, de croquer pour lui des costumes de paysannes du Berry qu’il utilisera pour son tableau Sainte Anne. George Sand, qui rencontra Pauline dès 1836, l’avait prise en amitié et sous son aile ; elle en fit le modèle de Consuelo. Elle s’entremit pour faciliter son mariage, s’opposant ainsi aux espoirs de Musset.
Il tomba aussitôt amoureux d’elle, en même temps que de la jeune tragédienne Rachel, autre étoile montante, qui avait le même âge que Pauline à un an près. Les deux jeunes filles incarnaient pour lui une jeunesse douée d’un exceptionnel talent ; il rêva de participer activement à leur future gloire, de se rajeunir à leur contact, de retrouver ainsi l’inspiration, comme si le génie était contagieux. Il publia dans la Revue des Deux Mondes un article élogieux « Sur les débuts de Mesdemoiselles Rachel et Pauline Garcia » (1er janvier 1839).
Rachel cède bientôt au poète, mais Pauline, … le repousse en se moquant de son alcoolisme invétéré. Il ne reste plus à Musset qu’à la demander en mariage. Mais il n’avait rien du gendre idéal, et la famille de Pauline s’alarme pour la vertu de la jeune cantatrice. Elle décide de la marier au plus vite avec quelqu’un de plus solide qui la protégerait et lui apporterait la tranquillité nécessaire à son art. Louis Viardot, qui connaissait déjà la famille Garcia, était un grand ami de George Sand, alors séparée de Musset depuis cinq ans, avec qui il partageait des convictions républicaines. Homme de quarante ans sérieux et rangé, lettré, traducteur de Don Quichotte, féru d’Espagne, de musique, de peinture et de musées, il avait paraît-il un grand nez dont Le Charivari, sous prétexte de louer son érudition, s’était moqué en vers : « Disons qu’il en sait presqu’aussi long que son nez » (avril 1838). Mais surtout, Viardot est le nouveau directeur du Théâtre des Italiens ; il engage Pauline, la fait débuter officiellement dans Otello, s’en éprend et demande sa main. Il abandonne ensuite toute occupation pour suivre sa femme en tournée dans diverses villes étrangères et en profitera pour écrire de nombreux ouvrages érudits. Le couple eut quatre enfants, tous musiciens. Plus tard, Viardot se liera d’amitié avec Ivan Tourgueniev, grand ami de cœur de Pauline, avec lequel il traduira de la littérature russe (sans connaître la langue) et s’éteindra près de sa femme en 1883.

Musset avait vingt ans de plus que Pauline et sa santé n’était pas fameuse : il est en proie à des épisodes dépressifs, souffre de moments de stérilité littéraire dans lesquels il se compare au Misanthrope de Molière ou à « un poisson au milieu d’un champ de blé », donc à sec. Il subit de plus des fluxions de poitrine à répétition, pour lesquelles il est soigné par une religieuse prénommée Marceline. Repoussé par Pauline, il écrit des stances amères (« À Mlle ** », mars 1839) dans lesquelles il se plaint de son orgueil et de son « regard distrait ou moqueur ». Ses projets matrimoniaux – un grand poète époux d’une grande cantatrice – n’avaient rien de sérieux : il avait l’habitude de quitter ses maîtresses dès qu’elles parlaient mariage… Il présente Viardot à demi-chauve, traînant les sous-pieds de ses pantalons invariablement craqués, et surtout doté de ce nez fâcheux qui, s’il ne se voit guère dans les portraits que nous avons de lui, devait être un sujet de plaisanteries habituel pour ceux qui ne l’aimaient guère. L’histoire traite en fait des aventures de ce nez (on songe au Nez de Gogol, 1836), dont Viardot change sans cesse, craignant qu’il ne lui porte tort aux yeux des dames ; s’il le choisit pointu, il le plante par mégarde dans l’œil du groom des Garcia. La conseillère de la Verdrillette fait échouer une première fois le projet de mariage à cause de ce fameux nez, mais Indiana-George Sand le renoue en faisant « entendre à la famille un langage plein de calme et de dignité ». Quand Viardot est « dégommé » de son poste aux Italiens (il avait en fait démissionné), le dessin devient fou : le nez s’allonge et gonfle démesurément, difficile à porter pour le corps chétif. Viardot va le déposer sur le pupitre d’Indiana-George Sand qui décide de livrer bataille pour son protégé : elle prend le nez en main, le met sur son épaule, et part sabre au clair, des galons d’officier à sa manche, des éperons fixés à ses fines chaussures.
Le mariage est enfin décidé, Indiana ayant convaincu les dames Garcia, dont le nez encombre le tric-trac, avec des mots définitifs : « plus un homme n’a rien plus on doit lui donner sa fille ». Comme dans les contes, l’appendice géant tombe aussitôt en poussière. Viardot met ses restes dans une urne pour chanter au-dessus, avec Pauline, le « duo de : Felicita » puis s’envoler vers le septième ciel.
Le nez permet de nombreux calembours : Viardot « montre son nouveau nez à sa famille », la conseillère de la Verdrillette pense finalement qu’il « a eu bon nez », c’est-à-dire du flair, en épousant Pauline. Surtout, ce nez qui s’allonge renvoie à l’expression figurée qui désigne quelqu’un de dépité, en la montrant très concrètement…
Parallèlement aux aventures du nez et aux péripéties du mariage plusieurs fois annulé ou redécidé, l’histoire suit les heurs et malheurs concomitants de deux prétendants de la jeune chanteuse : Musset lui-même et Auguste Barre, qui fit, outre des statuettes de Rachel et de Pauline, le buste du poète pour son tombeau au Père-Lachaise. À chaque nouvel espoir de Viardot, Musset tombe malade « d’amour et d’une fluxion de poitrine », « refuse », puis « rerefuse » tout remède, veillé par sœur Marceline un clystère à la main, le pot de chambre bien visible sous son lit. Quant à Barre, suivant les aléas du mariage, il jette la statuette de Pauline posée sur son chevalet, puis la remet en place, puis la « redécroche ». Pour finir, au-dessous de la lune de miel vers laquelle s’envolent les époux, Barre se console avec un pâté et une bouteille de vin, tandis qu’Alfred « fait un sonnet à une inconnue ». Au centre, la conseillère de la Verdrillette se fait une raison.

Pauline, que l’on voit répéter chez elle Tancrède de Rossini (qu’elle a effectivement interprété en 1840), un balai à la main, a des bandeaux noirs et une longue natte de jeune fille dans le dos ; elle « guigne à la fenêtre » pour admirer le cabriolet de Viardot, puis pour regarder Indiana sabre en main et nez sur l’épaule ; elle se laisse « embobiner » par elle, puis verse une grosse larme quand son mariage est rompu. Sa mère recevant Viardot « commence à s’endormir », puis « continue à s’endormir », ne se réveillant en sursaut qu’aux « mots de cent écus prononcés par mégarde ». Musset laisse entendre que la famille Garcia, y compris Pauline, n’est pas indifférente à l’argent.
Indiana, qui fait le mariage, a le rôle le plus spectaculaire. Elle apparaît, fumant la pipe, dans la planche neuf, quand Viardot débouté, dont le long nez dégouline de larmes, lui raconte ses malheurs. Un long glaive oriental à la ceinture, elle jure sur sa chibouque (un petit narguilé) de renouer le mariage grâce à son éloquence.
Si Pauline paraît parfois niaise, aucune caricature dans le cas d’Indiana, bien au contraire. Musset avait pourtant de bonnes raisons de lui en vouloir. Mais sa petite production dessinée nous laisse le portrait le plus vivant et le plus amusant qui soit de l’énergique romancière.
Musset ne l’oubliera pas. Deux ans après le mariage, il rêve encore à elle, plein de regrets, Se plaindre en souriant de ses mésaventures, le crayon à la main, entouré d’amis, était sans doute le moyen le plus efficace de mettre à distance avec humour ce piteux épisode. On ignore si Pauline a vu l’album de Musset traitant de son mariage, mais c’est peu probable, sa famille n’y étant guère flattée…
En 1851, Musset fit paraître puis jouer une comédie en un acte et en prose, Bettine. La pièce est officiellement écrite pour l’actrice Rose Chéri, qui créa le rôle-titre, mais d’autres souvenirs plus anciens semblent bien s’y mêler. Bettine est une jeune cantatrice très douée et très sage, qui a chanté Tancrède, La Cenerentola et Otello, comme Pauline. Elle est amoureuse d’un baron de Steinberg, joueur invétéré, avec qui elle a voyagé en Italie et qui a composé pour elle une romance qu’ils chantent à deux voix (restée au répertoire comme « Cantate de Bettine », mise en musique par Rignani). La pièce fait allusion au « vieux Garcia » chantant Rossini et à la Malibran ».

DOCUMENT UNIQUE ET COCASSE, REPORTAGE CARICATURAL ET VENGEUR SUR UN MARIAGE RATÉ DU POÈTE, QUI MET EN SCÈNE ALFRED DE MUSSET LUI-MÊME ET GEORGE SAND, AMANTS MYTHIQUES DU ROMANTISME.

Voir reproductions en troisième de couverture

─ Provenance :
- Donné par Alfred de Musset à Madame Jaubert
- Vente à Paris, Hôtel Drouot, 2 juillet 1946, n°40, acquis par les descendants d’Alfred de Musset, M. et Mme Grandcourt de Musset, resté dans la famille depuis

─ Expositions :
- Alfred de Musset, Bibliothèque nationale, Paris, 1957, n°364
- George Sand : visages du romantisme, Bibliothèque nationale, Paris 27 janvier-10 avril 1977, n°305
- Dessins d’écrivains français du XIXe siècle, Maison Balzac, 25 novembre 1983 – 26 février 1984, n°154

─ Bibliographie :
- Paul de Musset. Biographie de Alfred de Musset : sa vie et ses œuvres, Paris, Éditions G. Charpentier, 1877
- Catalogue de l’exposition Dessins d’écrivains français du XIXe siècle, Maison Balzac, 1983-1984
- Frank Lestringant, Alfred de Musset, Flammarion, 1999.
- Mireille Dottin-Orsini, Le Mariage de Pauline Garcia avec Louis Viardot : une bande dessinée d’Alfred de Musset, paru dans le n° 25 des Cahiers Ivan Tourguéniev, Pauline Viardot, Maria Malibran, 2008

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