Lot n° 32
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CHATEAUBRIAND François-René de (1768-1848). 80 L.A. (la plupart signées d'un paraphe) et une L.S., 1824- 1826, à Cordélia GREFFULHE, Comtesse de CASTELLANE ; 179 pages in-4 et 57 pages in-8, montées sur onglets, et reliées en un volume percaline noire gaufrée, dos lisse avec filets à froids et nom de l'auteur en lettre dorées (reliure XIXe s. ; charnière sup. fendue ; réparation à la dernière lettre).

Estimation : 80 000 - 100 000 EUR
Adjudication : 69 440 €
Description

Lettres de Chateaubriand à la Comtesse de Castellane, publiées par la comtesse Jean de Castellane (Plon, 1927 ; prépublication dans la Revue de Paris, août-septembre 1925) ; reprises dans la Correspondance générale de Chateaubriand (tome VII, 2004).

Précieuse et très belle correspondance de Chateaubriand à celle qui fut son grand amour.

Cordélia Greffulhe (1796-1847), fille d'un banquier anobli par la Restauration, avait épousé en 1813 le futur maréchal de Castellane. Elle tint au 57 de la rue du Faubourg-Saint-Honoré un salon très fréquenté où se retrouvèrent Mérimée, Molé (qui fut un temps son amant), Thiers, Béranger, Arago, Villemain. En 1823, elle devint la maîtresse de Chateaubriand, alors ministre des Affaires étrangères. Pour elle, il délaissa Juliette Récamier qui, blessée, partit alors pour Rome oublier son amant volage. Après son renvoi du ministère en 1824, cette passion évolua en une amitié tendre, attestée par cette abondante correspondance, pleine d'une grande affection, lorsque les amants sont séparés. Dans les premières lettres, il est souvent question de « l'abbé », substitut voilé de l'amant, qui attend avec impatience des nouvelles. Quand Cordélia de Castellane part pour l'Italie, Chateaubriand la suit par la pensée, avec le souvenir nostalgique des lieux qu'il a aimés, et lui relate, dans de longues lettres, qui sont comme un journal (certaines lettres couvrant plusieurs jours), les moindres incidents de sa vie quotidienne, entre ses deux chattes, et ses démarches pour se rapprocher de sa femme, qui, outrée du traitement infligé à son mari, et lassée de ses infidélités, s'est réfugiée en Suisse, à Neuchâtel. Il parle également de ses combats politiques à la Chambre des pairs, dans l'opposition, en faveur des libertés ; de son travail d'écrivain, alors qu'il prépare pour Ladvocat (avec qui il négocie un traité pour se mettre à l'abri du besoin) l'édition de ses Œuvres complètes, et rédige les Mémoires d'outre-tombe ; de ses graves difficultés financières, qui vont l'obliger à l'exil, et de l'Infirmerie Marie-Thérèse ; de ses autres dames de cœur, Juliette Récamier ou la duchesse de Duras. Cordélia donnera ses traits à la maîtresse du duc de Guise, Marcelle de Castellane, dans la Vie de Rancé.

La plupart des lettres portent en tête, à l'encre, les lieux et dates de réception de la main de la destinataire ; elles sont signées d'un simple C barré, d'un « Ch » ou d'une croix. Une lettre est dictée à son secrétaire, Hyacinthe Pilorge, pour cause de rhumatisme (7 juin 1826). La copie postérieure d'un poème a été jointe à la lettre du 3 janvier 1826. Quelques passages ont été biffés postérieurement au crayon, pour la publication en 1925-1927, et sont restés inédits ; de même, la plupart des noms indiqués par une initiale ont été complétés au crayon, La première des lettres, datée du 7 juin 1824 est un billet qui annonce : « Je ne suis plus ministre. Je vous verrai toujours à deux heures. » La dernière lettre est datée du 21 juillet 1826.

Ces longues lettres sont exceptionnelles, comme Chateaubriand lui- même l'indique (24-27 décembre 1825) : « Je ne me reconnais plus en voyant ces longues lettres que je vous écris ; moi, qui n'ai jamais écrit plus d'une douzaine de lignes dans ma vie à mes amis ». Nous ne pouvons en donner ici qu'un rapide aperçu.

1824 (10 lettres). En septembre, Chateaubriand évoque la mort de Louis XVIII, qui l'afflige, « parce que j'aimais le roi quand même, et que je lui reconnaissais plusieurs qualités d'un grand souverain » ; sa brochure Le roi est mort : Vive le roi !, et il enrage contre « cette impolitique et abominable censure » (14 sept.). Il assiste à « la translation des restes du feu roi » à Saint-Denis (24 sept.). Il évoque son combat politique : « Ma loyauté ne désarmera ni les basses jalousies ni l'injustice, et il faudra bien que je réclame encore les libertés publiques, qu'on ne nous rendra pas, comme je viens d'appeler tous les Français autour du trône. Si les divisions continuent, cela ne sera pas ma faute, et j'ai assez prouvé que je sais oublier les offenses quand il s'agit de l'intérêt du Roi et de l'État » (25 sept.). Il refuse la pension de 12 000 francs de ministre d'État qu'on lui propose : « Je ne puis être l'obligé de MM, de Corbière et Villèle ni me taire quand les libertés publiques sont attaquées ; mais en même temps cette signature de Charles X me faisait une peine mortelle à repousser » ; il déplore l'attitude de sa femme : « elle ne veut plus ni reprendre l'infirmerie, ni revenir. Elle me dit toujours que je suis une dupe, que ma sotte loyauté n'est plus de ce temps, et que ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'aller la rejoindre et de quitter des méchants ou des ingrats. Elle est d'ailleurs fort souffrante. Je crains bien d'être obligé de faire encore une course à Neuchatel » (26 sept.). Il refuserait également une ambassade : « qui peut jamais imaginer qu’après avoir été ministre des affaires étrangères, je devienne ambassadeur sous un de mes collègues, qui voudroit bien, du fond de mon lit où il est couché, m’envoyer des ordres à Pétersbourg. Et quels ordres ! »… Il va partir pour Neuchâtel, « et je serai revenu, avec ou sans Mde de Ch., pour les funérailles du Roi, qui auront lieu du 20 au 30 octobre ». Cri de victoire : « Grande nouvelle ! La censure est supprimée ! Ai-je eu raison d’attaquer cette odieuse mesure ? Mais mille bénédictions à M. le Dauphin ! » (30 sept.).

1825 (26 lettres). La correspondance reprend en août lorsque Cordélia part en cure à Eaux-Bonnes. « Je mène toujours la même vie et je travaille pour vivre un jour. J’oublie le présent en pensant à l’avenir auquel je suis déterminé d’arracher quelques jours de paix pour mes
vieux ans. La monarchie durera bien autant que moi désormais, et nous nous en irons ensemble » (10 août). Il travaille aux Œuvres complètes : « Quand vous reviendrez, vous trouverez bien de l’ouvrage fait. J’ai travaillé à force. J’ai arrangé de grands plans de fortune avec mon pot au lait, et je tâcherai de ne pas sauter comme Perrette de peur d’accident. Notre solitude est plus profonde que jamais. […] Je me lève à cinq heures. Je paperasse jusqu’à trois. Je vais me promener aux Tuileries ou sur notre boulevard. M de de Chateaubriand se couche à neuf heures et je reprends moi travail jusqu’à minuit. Voilà toute ma journée » (12 août). Il a pu vendre sa voiture pour 5500 francs. Il dément des rumeurs : « Victime d’une prostituée et d’un intrigant [Mme du Cayla et Villèle], je n’ai cherché d’appui chez personne. J’excuse même, en partie au fond du coeur ceux qui ont agi si ingratement envers moi, et je crois que sans l’aide qu’ils ont trouvée, et la tentation qu’on leur a offerte, je serois encore où je n’ai pas regretté un seul moment de n’être plus. Ce n’est donc pas les instruments du mal qu’on m’a fait qui doivent vous persuader de ce qu’ils vous disent »
(22 août). Cordélia est sur la côte basque : « Vous aurez vû la mer, et c’est une joie que je partage bien sincèrement. J’aime la mer comme ma mère et ma grand’mère : elle m’a vu naître et elle est si vieille ! Je lui dois tous mes plaisirs et tous mes souvenirs. J’en suis fou » (31 août). À la fin d’octobre, Cordélia part pour l’Italie en passant par la Suisse : « J’espère que vous avez épuisé tous les guignons sauf les neiges que vous avez peut-être rencontrées sur le Jura et dans les Alpes. Je calcule que c’est aujourd’hui même que vous devez arriver à Genève. […] vous arriverez à Milan presqu’avec cette lettre. Vous verrez par là que vos amis vous suivent de leurs voeux au delà des
montagnes et qu’il n’y a pas de distance pour les coeurs qui vous sont attachés. Vous êtes donc dans cette Italie que j’ai vue à des époques si différentes dans ma vie ; que je reverrois encore une dernière fois avec un intérêt triste, car quand on a un long passé derrière soi, il en coûte toujours un peu de regarder le chemin que l’on a parcouru. Écrivez nous tout ce que vous verrez. Faites nous voyager avec vous. Mon instinct de Pèlerin me fait prendre intérêt à tout récit de voyage.
Les vieux soldats aiment les grandes histoires de bataille » (30 oct.). Il s’inquiète de la santé de son amie. « Rien de nouveau dans ma solitude, sinon que nous renvoyons ce matin même le sournois de domestique que vous vous soupçonniez d’être un espion. C’est de l’argent bien mal employé que de mettre des espions auprès de moi. La Police en saura-t-elle jamais plus que je n’en dis au public ? Je n’ai rien à cacher dans ma vie » (2-3 nov.). Séjour à Fervaques [chez Delphine de Custine] : « J’ai revu Fervaques avec peine et plaisir. Il y a si longtemps que je le connois, j’y suis venu dans tant de positions diverses ! Ces regards sur la vie écoulée sont toujours pénibles, et on aime pourtant à contempler le chemin parcouru. Je ne regrette rien, et j’accepte volontiers le court avenir qui me reste » (6-8 nov.). Il suit Cordélia dans on voyage : « le Milanais n’est pas l’Italie, ce n’est encore que la Gaule Cisalpine. Vous ne trouverez le ciel d’Italie qu’à Florence, et de là jusqu’à Naples le charme ira toujours croissant » (19-22 nov.). « Je suis bien de votre avis sur la cathédrale de Milan, mais pourtant, je vous avouerai que j’aime moins le gothique sous la lumière de l’Italie que dans nos rudes climats. Le Grec et le Moresque veulent un brillant soleil pour leur élégance ; le gothique s’arrange mieux des ombres et des nuages. Les terribles palais de Florence et les ruines de Rome sont graves, mais remarquez qu’ils représentent les guerres civiles du moyen âge, et la grandeur du passé : leur caractère n’est pas religieux, il est politique ; pour cette raison, il est moins en contraste avec cette espèce de religion naturelle qui naît d’une terre riante et d’un beau ciel »  « l’affaire de l’infirmerie est à peu près arrangée, quoique le terrain ne soit pas vendu et qu’il pèse terriblement sur moi, mais enfin nous pourrons nous retirer dans cet hôpital, et c’est un bien qui n’est pas à dédaigner : être sûr d’avoir un lit pour mourir en paix, c’est quelque chose pour un bon serviteur du Roi, et je ne suis pas plus exigeant que cela. Vous, vous parcourez maintenant cette belle Italie ; elle commence à Florence. Quand on peut voir des orangers, même en espalier, on est sauvé de tous les soucis du monde » (3 déc.). « Dites-moi bien comment vous avez trouvé cette Rome qui me plaisoit tant. Me feroit-elle le même effet aujourd’hui ? Quand on devient vieux, on craint peut-être les vieilles choses. Elles vous appellent où quelquefois on a la faiblesse de ne
vouloir pas aller. Je ne crois pas l’avoir, mais qui sait ? Tâchez de vous procurer ma lettre sur Rome. Vous me direz si le portrait est toujours ressemblant. Visitez aussi le tombeau de cette pauvre Mde
de Beaumont que j’ai vue mourir si délaissée, n’ayant que moi pour recueillir son dernier soupir, ayant perdu tous ses parens massacrés, et pour laquelle j’ai été trois ans une garde-malade avec le pauvre Joubert, qui, lui-même, a disparu » (17-20 déc.). « Je ne suis pas gai infiniment, et j’ai peu de raison de l’être. Vous voyagez, et en finissant cette lettre, je vais me replonger dans le manuscrit de mes premiers voyages en Amérique, ainsi je n’ai plus de présent et je suis tout dans le passé et dans l’avenir. C’est une chose assez intéressante pour moi, mais extrêmement pénible que de me retrouver dans ces manuscrits, tel que j’étois il y a trente ans. C’est un autre homme, mais, je n’ai
pourtant pas trouvé un seul sentiment que je puisse désavouer ou dont j’eusse à rougir aujourd’hui. – Vous êtes maintenant sur la scène de mes autres voyages à une autre époque de ma vie. J’étois déjà changé : ainsi va de nous et du temps » (20-24 déc.). « C’est aujourd’hui le dernier jour de l’année. Je suis comme j’étois lorsque je passai le dernier jour sur un vaisseau battu par la tempête à la vue des -côtes d’Afrique en revenant de Jérusalem. Encore une année sur ma tête et toujours le même sort. Il faut en prendre son parti. J’aurois pourtant bien aimé à finir cette année avec vous et à commencer la nouvelle avec vous » (27-31 déc.). Sur ses chattes : « Je vous préviens que la
fille de Mde Mère est accouchée d’un enfant charmant de gouttière, et que sa grand’mère a enlevé à sa fille pour le nourrir. Ces deux dames et leur matou se sont établis dans un lit dont il est impossible de les faire déloger. Elles ont battu hier dans le plus noble combat le grand chien du bonhomme Le Moine » (18-22 avril, passage inédit)

1826 (45 lettres). « J’étois à Rome en 1803. J’y suis arrivé au mois de juin. J’y ai passé six mois. J’étois à Naples au mois de décembre de cette année 1803 et au commencement de l’année 1804. Tous ces détails se trouvent dans ma lettre sur Rome, adressée à M. de Fontanes. Cette lettre a été réimprimée et traduite à Rome même elle est aussi dans les notes du Génie du Christianisme. Ensuite j’ai traversé le nord de l’Italie en 1806 en allant m’embarquer à Trieste pour la Grèce et la Terre Sainte. […] J’aime ainsi à me promener en pensée avec vous » (3-7 janv.). « Je suis devenu vieux et blanc comme le temps. J’ai pris ma parure d’hyver et je trouve qu’elle n’est pas bien chaude. Vous, vous êtes encore bien plus maltraitée que nous ; mais vous êtes jeune, et le soleil d’Italie vous rendra la santé. […] Vous voyez, par mon écriture, qui n’a pas beaucoup augmenté de beauté, que ma main est toujours un peu engorgée par mon rhumatisme. J’ai tous les symptômes du radotage futur, et c’est pour cela que je voudrois avoir le temps d’achever mes mémoires avant d’être tombé en enfance » (10-14 janv.). « Rome est une grande consolatrice. Ses ruines et ses tombeaux calment beaucoup les peines qu’on a. Il a tant passé de chagrins et de malheurs par là qu’on est tout honteux de se plaindre » (14-17 janv.). « Ne croyez pas au reste que les misérables
embarras de ma vie me causent une véritable tristesse. Depuis trente ans que je sers le roi, j’ai toujours été fort mal à l’aise. Pourquoi serois-je mieux à la fin de mes jours qu’au commencement ? Il ne m’irait pas bien d’être si douillet. Je n’ai jamais de souci sur ce point que pour Mde de C ; moi, je n’ai besoin de rien. Nous avons calculé qu’en faisant une vente publique et générale de nos meubles, nous aurions de quoi nous tirer de la crise que nous voyons approcher, parce que si nous ne trouvons pas à revendre ce malheureux terrain de l’infirmerie, les premiers termes de payement arrivent au mois de mars. […] J’aimerois mieux être au milieu des ruines sous le beau soleil d’Italie que d’être enfermé dans la Chambre des Pairs pour écouter la discussion du Budget. Mes travaux sont interrompus depuis longtemps et vont l’être tout â fait pendant la session. Loin d’être prêt
à conclure avec des libraires pour le mois de mai, il m’est impossible de savoir quand j’aurai fini. Il faut pour travailler une liberté d’esprit et une indépendance de fortune que je n’ai pas. Je tourne dans un cercle vicieux. Le défaut d’indépendance de fortune m’empêche d’en obtenir une et le pain que je cherche pour le jour m’empêche de gagner celui du lendemain » (21-24 janv.). « Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au bout de trois mois de séjour à Rome, on ne sait plus comment s’arracher de ces ruines. Aucune ville du monde ne produit cet effet. Pourtant, quand on a vu les monuments d’Athènes, ceux de Rome semblent être des ouvrages barbares. St Pierre n’est beau qu’intérieurement, son portail est lourd et d’un mauvais effet, mais vous savez qu’il n’est pas du grand maître » (31 janv.-4 fév.). « Vous êtes sous ce charme de Rome que tout le monde éprouve, et ce qu’il y a de bon, c’est que ce charme contraire à tous les autres, ne s’affaiblit pas, et qu’on aime toujours plus ces grandes ruines. […] Les Martyrs sont remplis, dans le livre Vième, de la  description de Naples. […] J’aurois bien un moyen de me tirer d’affaires : ce seroit de m’arranger avec les libraires et de leur vendre d’avance mes ouvrages, moyennant 100,000 francs, qu’ils me compteroient sur le champ, mais je ne veux pas absolument manger mon bled en herbe. L’hôpital me fait peur sur mes vieux jours » (4-7 fév.). Projet de retraite en Suisse : « Croiriez vous, qu’au moment de quitter peut-être pour jamais une patrie que j’aime tant et pour laquelle j’ai fait depuis mon enfance tant et de si longs sacrifices, je ne sois pas extrêmement triste ? Un sentiment de courage me soutient. Il faut que je mette les derniers jours de M de de Ch. et les miens à l’abri du caprice et. de l’ingratitude des hommes, et que je trouve en moi seul cette indépendance que j’aurois pu peut-être attendre de mes services. Le Diable qui se fourre partout, soulève mon orgueil et quand je viens à trouver que j’ai en moi cette faculté d’indépendance, qu’un travail assidu de quelques mois me mettra au-dessus des menaces de l’avenir, j’ai besoin d’appeler à mon secours toute l’humilité chrétienne. Quant à la France, je n’y ai ni fortune ni famille, j’ai perdu l’une et l’autre pour le Roi. Il me reste quelques amis. Ne viendront-ils pas bien me voir dans ma retraite ? N’êtes-vous pas libre aussi, précisément comme moi par vos malheurs ? De l’ambition, je n’en ai jamais eue. J’ai l’habitude de l’exil et de la terre étrangère. J’ai beaucoup d’ouvrages à achever
et peu d’années à vivre. Mes mémoires surtout et mon histoire de la Restauration me tiennent au coeur. C’est là où l’avenir trouvera mes ennemis tels qu’ils sont » (14-18 fév.). Mme de Chateaubriand est partie pour le midi, à La Seyne, près de Toulon ; puis ils iront s’installer à Lausanne (18-21 fév.). « Je suis occupé à rassembler tout ce que je dois vendre, à régler l’affaire du terrain de l’infirmerie et à mettre de l’ordre dans mes papiers : on dirait que je pars pour l’autre monde. […] C’est ma destinée : j’ai donné à la France une opinion monarchique légitime ; j’ai laissé le ministère après avoir donné au trône la seule chose qui lui manquoit, une armée fidèle, et je m’en vais nud et content » (21-25 fév.). « Ne soyez pas inquiète pour mon avenir : pourvû que je ne devienne pas imbécille avant un an, et que je jouisse d’une bonne santé, mon travail me rendra plus riche que vous, et c’est moi qui vous prêterai tout ce que vous voudrez » (28 fév.-4 mars). « je vous écris le cœur tout ému encore d’un succès que j’ai obtenu hier à la chambre des pairs. J’ai eu le bonheur de faire passer un amendement pour défendre le trafic des esclaves dans le Levant ;
c’est-à-dire que les vaisseaux françois ne pourront pas porter de rivage en rivage les femmes, les enfans des malheureux Grecs, devenus esclaves entre les mains des Turcs. En attachant ce grand acte de justice, d’humanité, de religion à mon nom, je ne crois pas avoir ressenti dans ma vie une joie plus pure et plus légitime » (11-14 mars). « Je suis dans toutes les horreurs des affaires avec les libraires et les notaires. Nous n’avons pas fini hier de passer le contrat définitif ; nous recommençons aujourd’hui ; chacun chicane sur une clause, et puis sur une autre. Tout cela finira, mais c’est bien ennuyeux. Vous savez mieux que moi, ce que c’est que les affaires, et j’ai rarement
eu à traiter, pour une somme de 555,000 francs. Aussi, suis-je plus fier que Roschild » (14-18 mars). Mort de Mathieu de Montmorency (21-25 mars). « Un billet daté de Lyon de M de Chateaubriand m’annonce qu’elle est retombée malade. Ce billet est très alarmant et je suis dans la dernière inquiétude. Je pars donc aujourd’hui » (1er mai). Mme de Chateaubriand va mieux. « Ici, j’ai été reçu par les Lyonnois, qui donnoient un concert pour les Grecs avec une bonté que je ne méritois pas. J’ai été chanté, applaudi, reconduit chez moi » (Lyon 6 mai). Installation à Lausanne « dans une maison dont la vue s’étend sur le lac et sur les Alpes » (11 mai). « Vous nous trouverez, madame de Chd reprenant de la santé, moi travaillant jour et nuit, et le tout pour retourner l’un et l’autre, le plutôt possible, habiter notre petite maison de l’infirmerie » (21 mai). « Eh bien venez, n’importe par quel chemin, Mont-Cenis ou Simplon vous serez très bien reçue. Vous me trouverez me traînant comme vous quelquefois sur une béquille. Un rhumatisme aigu qui me fait souffrir comme un malheureux me tient la jambe depuis 15 jours. Ce pays est funeste dit-on pour les rhumatismes aussi le quitterons nous presqu’aussitôt que vous y aurez passé. Nous retournerons â Paris. Nous allons nous ensevelir à l’infirmerie » (10 juin). Mort de Delphine de Custine à Bex : « Son cercueil a passé ici hier ! C’est tout ce que j’ai revu d’elle ! Elle avoit trois ou quatre causes de mort, et une sans remède, le chagrin. Astolphe est venu m’embrasser […] Je suis bien découragé, bien triste, je compte dix fois par jour les amis que j’ai perdus et je ne souhaite plus que de me rapprocher de ceux qui me restent. Je n’écrirai pas plus longtemps, je tourne aux larmes et vous avez assez de vos maux » (17 juillet)... Etc.

Provenance : Dorothée de Talleyrand-Périgord, Comtesse Jean de Castellane (1862-1948) ; Louis Barthou (ex-libris, vente 25 mars 1935, I, 386) ; Pierre Leroy (vente 27 juin 2007, n° 55).

Lettres de Chateaubriand à la Comtesse de Castellane, publiées par la comtesse Jean de Castellane (Plon, 1927 ; prépublication dans la Revue de Paris, août-septembre 1925) ; reprises dans la Correspondance générale de Chateaubriand (tome VII, 2004).

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