Lot n° 29
Sélection Bibliorare

Marcel PROUST — L.A.S., [Versailles début septembre 1906], à Mme CATUSSE ; 8 pages in-8 (deuil).

Estimation : 3000 - 3500 €
Adjudication : 7 500 €
Description
Longue et émouvante lettre racontant la mort de son oncle et évoquant la fin de vie de sa mère.
[Jeanne Proust, née Weil, est morte le 26 septembre 1905. Alors que Proust s’est installé à l’Hôtel des Réservoirs à Versailles, son oncle maternel Georges Weil (1847-1906) meurt le 23 août ; Proust, trop malade, ne peut se rendre à l’enterrement. Mme Catusse était une amie de Jeanne Proust ; Proust conservera pour elle une grande confiance et une affectueuse et fidèle amitié.]
« J’ai quitté Paris il y a près d’un mois pour Versailles mais j’y suis tombé malade en arrivant malgré le si court trajet et je n’en ai encore connu que mon lit. Mon pauvre oncle était déjà à ce moment extrêmement malade et c’est pour cela que je ne m’étais pas éloigné davantage, et si cependant j’avais quitté Paris c’est que j’avais espéré que ce changement me permettrait de me remettre à sortir ce que je n’avais fait depuis tant de mois et ainsi à pouvoir aller voir mon oncle ce que je n’avais pas pu une seule fois. J’y suis allé pendant son agonie, sans être reconnu par lui et j’ai été si malade de ce voyage que je n’ai pas pu malgré la volonté absolue que j’en avais, aller à son enterrement. Il meurt de la même maladie que Maman une urémie que chez lui j’avais depuis des années prédite et qu’on aurait peut’être évitée si l’on m’avait écouté. La forme n’a pas été la même que pour Maman, il n’a pas eu cette espèce de paralysie, sa parole n’a jamais été embarrassée, mais en revanche il a pendant deux mois souffert un incessant martyre, cette urémie ayant pris, à ce que croient les médecins qui ne paraissent pas d’ailleurs très certains (certains de l’urémie ils le sont mais moins de la cause secondaire des douleurs) une forme musculaire, il ne pouvait faire un mouvement sans jeter des cris. Ce que je vais dire est horrible mais la souffrance physique était si peu de choses pour ma pauvre Maman dont personne ne peut à cet égard soupçonner l’admirable courage, et au contraire elle trouvait dans son grand cœur des ressources si inépuisables pour souffrir moralement, que je ne sais si je n’aurais pas encore préféré pour elle cette forme de mal qui l’aurait fait souffrir physiquement, mais qui ne lui aurait pas donné comme l’embarras de la parole et la paralysie l’idée qu’elle était mortellement atteinte et qu’elle allait me quitter. Je sais que ce que je dis a l’air barbare mais moi qui depuis sa mort ne suis jamais resté une heure sans essayer de revivre ce qu’elle a pu penser et souffrir depuis son retour d’Évian j’arrive à reconstituer de telles souffrances que j’aurais mille fois mieux aimé pour elle des souffrances physiques qui lui étaient je le sais si peu de chose. Cela m’est pourtant bien doux de savoir qu’elle n’a pas souffert dans son corps sauf pourtant les deux derniers jours, mais si elle était aussi malheureuse que je le crois par moments, combien c’est plus affreux. Je sais bien que pour tout le monde, pour moi tout le premier, la souffrance physique est plus redoutable que la souffrance morale, mais c’est que je suis lâche et égoïste. Et Maman était dénuée de lâcheté et d’égoïsme à un degré que c’était presque surhumain. – Je ne peux pas vous dire avec quelle amitié chaque jour accrue je pense à vous Madame et combien j’aimerais ne pas être trop loin de vous. Il me semble que si nous étions dans un même pays, même si je ne pouvais sortir, nous pourrions nous voir le soir »…
Correspondance (Ph. Kolb), t. VI, p. 200.
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