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À l’exemple de Magritte, on serait tenté d’inscrire en tête du catalogue :

Ceci n’est pas une

bibliothèque,

tant la démarche primesautière et l’appétence pour l’inattendu y règnent en maîtres.

Expression d’un rapport singulier au livre, cette collection est peut-être moins celle d’un

bibliophile

– le terme forgé au XVIII

e

siècle par le président de Brosses semble parfois un peu émoussé – que

celle d’un

amateur,

qui l’a ordonnée hors des pratiques convenues, selon une inclination très vive

pour la

Curiosité,

entendue dans son acception ancienne

.

Cette logique repose sur une éthique,

ou du moins un système de valeurs affranchi aussi bien des modes couleur du temps, que des

spéculations du marché. Ainsi le collectionneur s’inscrit-il dans la lignée du groupe d’amateurs

connus sous le nom de “Curieux” qui, à la fin du XVII

e

siècle, avaient frayé la voie, renouvelant

les codes de la bibliophilie.

En filigrane de chacun des 166 livres et manuscrits embrassant cinq siècles, on perçoit plus qu’un

style : un regard. “Ce ne sont pas les perles qui font le collier, mais le fil” : la boutade des frères

Goncourt y gagne une nouvelle illustration pertinente. Ce fil, aussi ténu et infrangible qu’un fil

de soie, dénote un œil expert : en l’espèce, son autorité, fondée sur cinq décennies de pratique, est

étayée par la conjonction d’un goût et d’une sensualité propres. Or, l’œil du collectionneur éclairé

se manifeste notamment par le sens du détail : comment ne pas se souvenir que cette aptitude

à scruter un exemplaire fut incarnée au plus haut par un diamantaire, Raphaël Esmerian, et par

Maurice Goudeket, courtier en perles ? Pour le reste, pas de doctrine, foin des classiques et un art

du livre tel l’

Art de la fugue,

laquelle chez le Cantor n’est destinée à aucun instrument particulier.

D’où la délicate entreprise que celle de dresser ce “catalogue raisonné d’une jolie collection”,

comme on disait du temps de Charles Nodier, sans en trahir les enjeux multiples : prétendre en

composer le florilège reviendrait à en reproduire la liste entière.

La reliure occupe ici une place privilégiée. Elle enserre le plus souvent un texte, n’ayant pas été choisie

pour elle-même, mais comme compagne d’un livre. Les spécimens élus, tantôt spectaculaires,

tantôt modestes, dessinent un panorama grand angle de son histoire sans frontières, de même

qu’ils rendent attentifs à des particularités matérielles riches d’enseignements et de découvertes :

décors d’un type singulier, marques de libraires apposées sur les plats et non répertoriées, matériaux

inusités (porcelaine, papier mâché, bois ou ivoire sculptés…), broderie, orfèvrerie, sans omettre

quelques pièces de la Renaissance à son apogée, dont les arabesques relèvent d’un art décoratif à

part entière. Pour s’en tenir à une perspective cavalière sur la floraison des créations, les noms de

Claude Picques, Niccoló Franzese, Boyet, Le Gascon, Padeloup ou Derome brillent d’un éclat

particulier. La période moderne n’est pas en reste, quand défilent des œuvres signées d’artistes

décorateurs qui ont renouvelé et porté à son sommet la reliure de création : Josef Hoffmann,

Pierre Legrain, Rose Adler, Victor Prouvé, Schmied, Séguy, Guino, Lucienne Thalheimer, Jean

de Gonet.

La collection n’est pas moins remarquable pour ce qui est de l’art typographique et du jeu de la

lettre

imprimée, gravée ou calligraphiée – ou des supports mêmes : papiers marbrés, peau de

vélin, papiers végétaux, soie tissée…

L’ordre chronologique du catalogue dévoile en ses deux extrêmes une correspondance subtile :

l’incunable en reliure monastique issue de l’abbaye de Clairvaux exhibe une couture du dos

apparente, technique qui sera retrouvée et réinterprétée, cinq siècles plus tard, par Jean de Gonet.

Ainsi, par leur “sobriété ostentatoire”, les créations contemporaines entrent-elles en résonance avec

l’un des canons de l’art cistercien.

Curioser and curioser !

,

s’exclame Alice, au pays des merveilles.