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Jeudi 20 mars
(à côté de la gravure au cavalier bleu,
dessin
d’une pipe). Il était inquiet de n’avoir reçu
qu’un télégramme qui l’avait inquiété : « J’ai erré dans les rues de Paris comme un chien – toujours la vie
de chien – qui a perdu sa mère [...] J’ai pensé aussi elle ne m’aime plus du tout, je serai obligé de chercher
une autre mère et personne ne voudra de moi, on n’aime pas les caniches, ils ne font pas riche. [...] Je
ne travaille plus quand je suis inquiet »… Il la prie de bien vouloir lui écrire un peu plus amplement, et
compose un petit poème de 5 vers : « Pense un peu à moi et pense un peu que / Lorsque l’on est courbé
sous le poids d’une peine / Comme le doux baiser de l’être que l’on chérit / Sait bien rendre le cœur léger
et l’âme sereine / Et d’une gueule triste en faire une qui sourit »… Et il termine par cette mise en garde :
« Ne vas pas en Corse reviens plutôt à Paris on est dévoré de puces en Corse et il n’y a que des bandits ».
Vendredi 21 mars
. «
Enfin
 !! reçu une lettre de mon chameau d’amour ». Il était très inquiet : « Je me
suis baladé dans la maison toute la nuit j’ai fumé tout le tabac que j’ai pu trouver [...] et je n’ai pas dormi
– et tout ça pour toi, femme légère [...]. Je t’embrasse quand même mauvais sujet et mère dénaturée ».
Un
dessin
de chien couché clôt la lettre.
Ce samedi 22 [mars] Ste Léa
. Mme Jenny l’a invité à venir passer une semaine avec elles : « J’aurais
pourtant bien voulu jouer au Neptune avec toi […] mais décidément il vaut mieux que je reste je sais bien
que la vie est courte mais je ne peux pas laisser ma “maison” seule »… Elle va bientôt quitter Beaulieu,
et il souhaite savoir si elle vient ensuite directement à Paris… « Je commence à peine à m’installer dans
mon veuvage », et il a mis son bureau dans le salon près de l’atelier : « si tu reviendrais à l’improviste tu
m’engueulerais »… Il termine : « Je t’aime trop je suit à toi jusqu’au trognon ».
Ce dimanche Oculi [23 mars]
. « Tu vois, tu vois, tentatrice, j’ai résisté à vos appels de sirènes et je
ne suis pas venu me baigner dans la grande bleue, ni me consoler de la vie grise, dans tes petits bras »…
Il la décourage de se rendre en Corse, où il y a des « punaises grosses comme des noix, ça fourmille de
mille-pattes il y a des araignées monstres et il n’est pas rare de trouver le soir quand on pense se coucher
bien tranquillement –
un serpent dans le lit
 »… Il ne reçoit plus de lettres à elle adressées : « tout le monde
sait maintenant que tu m’as abandonné et je vois des gens dans la rue qui se retournent sur moi en se
disant vous voyez ce petit garçon gentil et doux et bien c’est le petit Jasmy que sa mère a abandonné pour
faire la noce sur la Côte d’Azur »… Il lui semble qu’elle l’oublie complètement : « je suis pourtant très
gentil. Tu n’en trouveras jamais de meilleur
tous les autres garçons sont laids et
faux
 »… Il signe : « Ton
tout petit/tu n’as que moi ».
Ce lundi [24 mars]
(au dos d’une carte postale photographique d’une bouche de femme, annotée par
Van Dongen : « lèvres menteuses »). Ça va être « la fête de la patronne Samedi […] quoique je ne te vois
pas en Sainte, mais je te vois avec tes pantoufles de velours rouge dans la mer bleu […] Tu n’es qu’une
ingrate, qu’une mère indigne et une gourgandine ».
Ce mardi [25 mars].
Il se réjouit d’avoir reçu une lettre tendre : « malgré ton infamie, je sens que
tu m’aimes un peu, et tu sais, j’ai bien besoin de tendresses »… Il est comme « un enfant abandonné sa
culotte est trouée il porte des chaussettes russes il a les dents sales (sa mère a emporté toutes les brosses
à dents) il n’ose pas se présenter devant de si belles dames »… Il travaille à un portrait de C
asseus
. On
lui demande beaucoup de photos et d’articles pour le Brésil : « est-ce que les Brésiliens sont des gens à
acheter de la peinture ? »… Il attend son retour avec impatience et trouve le temps long. Il va peut-être
se rendre chez L
elong
où « C
olette
va encore conférencer mais
contre
la mode [...] ça passera une soirée,
je connais tous les films possibles et impossibles mais j’aime encore mieux aller au cinéma qu’au théâtre
ou à lire les petits pois et les artichauds tendres de Monsieur P
roust
 »…
Ce mercredi 26 [mars]
. Envoi d’argent : « Tache de ne pas trop donner de pourboires, c’est dommage
que je ne sois pas avec toi car je te ferais certainement honte mais aussi certainement je ferais semblant
d’oublier de donner les pourboires – je ferais comme les anglais – d’autant plus que tu ne verras
probablement plus jamais les gens à qui tu les donnes. […] Écris-moi tout le temps surtout si tu vas à
l’aventure dans cet île à malaria et à puces »… Il signe : « ton petit bailleur de fonds ».
Mercredi soir [26 mars].
« Bricoli vient de recevoir une carte de Madame Jenny et une autre de sa
mère. Il est content […] je pense que tu auras reçu l’image donc permission d’aller voir des bandits en
Corse mais ne te fais pas enlever »… Leur domestique Georges s’ennuie : « Madame met la vie dans
la maison et tant pis pour les engueulades »… Il signe : « Ton petit bandit ». Il continue la lettre le
lendemain, en rendant compte de sa visite au Louvard où il a aéré la maison… Il est parti reprendre le
train « sous une pluie battante » :
dessin
où il se représente en manteau, coiffé d’un chapeau, pipe au bec,
marchant sous la pluie. Il a joint à la lettre des prospectus et documentation touristique sur la Corse…
Samedi [29 mars]
. … « Tu as raison de compter plus sur les poires que sur ma peinture. La peinture
ne donne pas en ce moment mais c’est au mois de mai le joli mois de la peinture que je compte »… Il
est très seul à Paris : « tu sais je ne suis pas comme maman je ne dis pas bonjour aux gens que je ne
connais pas, même si c’est eux qui commencent, j’ai trop peur surtout pour mon portemonnaie. Tu sais
les Corses ne sont pas beaux [...] Enfin tu veux absolument y aller va y ma fille et tu me raconteras
comment c’est, c’est surement plus beau que Paris en ce moment mais c’est moins beau que le Louvard.