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tant d’autres l’ouvrage de notre amour propre. Mais chacun de nous est plus près de soi qu’aucun de ses pères. Nous sommes
bien autrement précieux à nous même, que ces hommes dont la mémoire n’est guères utile qu’à notre vanité. Le tableau de notre
intérieur, l’histoire de nos actions soit que nous nous les rappellions de bonne foi, soit que nous nous nous fardions à nos propres
yeux, sera toujours un monument intéressant pour notre cœur. J’en suis si persuadé que je vais écrire mes mémoires, sûr que cette
occupation me sera agréable dans tous les tems. Je ne penserai qu’à moi en laissant courir ma plume, afin de travailler avec zèle et
facilité. […] Privé de la liberté, triste, malheureux, presque insupportable à mes propres yeux, je cours après les distractions, et je
sçais bon gré à mon imagination de m’avoir offert celle-ci. Je me promets un véritable amusement en me racontant mon histoire.
Je suis certain d’exciter ma propre curiosité. […] J’écrirai facilement ; car je n’ai point de prétentions : je me peindrai de bonne foi ;
car je ne travaille que pour moi : je rirai de moi, je pleurerai sur moi, et soit que des souvenirs agréables ou sombres s’offrent à ma
mémoire, je tracerai du moins une peinture très fidèle des passions qui ont agité mon cœur ».
Mirabeau commence par parler de sa famille : « Je suis d’une race très ancienne, considérée, respectée même, et dont il n’est point
sorti d’hommes médiocres […] Mon père s’est fait un grand nom. Il a mérité sa réputation à beaucoup d’égards ; et s’il eut cultivé
ses talens, contenu son génie et quitté à tems sa carrière, il eût peut-être été l’un des premiers hommes de son siècle. Ma mère est
fille d’un bon gentilhomme qui né sans fortune, sans talens, sans raison, quoiqu’avec beaucoup d’esprit, épousa une riche héritière
de la plus haute naissance. [...] Ma mère eût quatre filles et deux garçons avant que de me donner le jour. Les filles vivoient lorsque
je naquis ; mais les garçons m’avoient fait place. Je fus assez négligé dans les premiers tems de ma vie, selon l’ancienne coutume ».
Il fut confié à un gouverneur [P
oisson
, désigné ici par l’initiale P.] qui « mit tout l’intérêt de son amour propre, de sa gloire,
de son devoir, de sa sensibilité même, à hâter mes progrès dans les études ordinaires de la jeunesse, à surcharger ma mémoire,
et ce qui est pis encore, à monter ma tête au ton de la raison et de la gravité. [...] Il ne pensa qu’à donner à son élève le vernis,
ou plutôt le masque de l’esprit, de l’instruction, et presque de la
philosophie
 », et il fit de Mirabeau « un enfant
perroquet
 », doué
d’une « mémoire heureuse », d’une « élocution facile », délaissé par son père, « alors occupé de ses ouvrages »… Mirabeau dénonce
ce système d’éducation, « pas moins dangereux pour l’âme que pour l’esprit », qui pouvait le rendre pédant, hypocrite et nul. « Le
petit homme qui sentoit l’injustice et l’hippocrisie, sans pouvoir la dévoiler, frémissoit, rugissoit, mais inutilement. […] mais le
fonds était bon. Mon cœur resta tel ; tandis que mon caractère contracta de la rudesse et de l’apreté. […] je devins fier, hautain et
emporté. […] Les douze ou quinze premières années de ma vie, j’étois contraint et sombre ; parce que le sentiment de l’injustice
opprimoit mon jeune cœur. […] Ainsi j’ai été malheureux, en ouvrant la paupière, et j’ai trempé mes lèvres dans la coupe amère
des injustices et des contradictions dès l’aurore de ma vie »… Enfant faible et malingre, il fut frappé par la maladie, « à deux doigts
de la mort » ; mais cette crise « raffermit à jamais ma constitution physique »…
C’est alors sa première expérience sexuelle avec Julie, la fille de son gouverneur, âgée de quinze ans et dont il partageait la
chambre : « Pour moi très imbécille et très gauche, je n’observois cependant pas sans émotion sa gorge naissante ; mais je m’en
tenois à
l’émotion
. […] Je jouois un jour avec elle, ma main touchoit son sein, ce sein brulant la repousse, et je suis troublé jusqu’à
perdre connoissance. Je ne sçais laquelle de la nature, ou de Julie, m’inspira la première ; mais le baiser le plus ardent ferma sa
bouche ; Julie me presse et bientôt nos caresses se confondent »... Julie le calme et lui promet « de m’apprendre le soir même bien
des jolies choses. […] La nuit tant souhaittée, tant attendue arriva enfin. Nous nous couchâmes, et Julie me dit de venir partager
son lit ». Mirabeau rapporte leur charmant dialogue et son doux apprentissage : « Elle saisit ce qu’une main si douce n’avoit jamais
touché.... et il ne fût plus tems
d’attendre
. Je me précipitai sur elle, je la pressois, je la mordois, je l’étouffois, je me consumois
en vains efforts » ; mais Julie sait le guider : « La nature m’indiquoit des mouvemens violens et rapides qui bouleversoient tout
mon être. Julie ennivrée de plaisir n’existoit plus que pour lui. Bientôt l’amour lui prodigua ses plus délicieuses faveurs »… Etc.
Trois mois de bonheur et de jouissances eurent sur Mirabeau le meilleur effet : « Mon esprit sembloit attendre cet instant pour
éclore. Mon imagination commença à produire de vives étincelles. Mes premiers essais présagèrent un stile séduisant et rapide.
Mes progrès dans toute sorte de travail s’accélérèrent ». Deux ans passèrent ainsi en « 
passetems
 » amoureux secrets, même après
qu’on les ait mis dans des chambres séparées…
Alors que Julie était devenue « une vieille jouissance », Mirabeau a la tête tournée par Mme de P*** [P
ailly
], « femme
artificieuse et implacable » ; elle avait été la maîtresse du maréchal de Saxe, du duc d’Orléans, et même du roi, puis du duc de
Duras, qui pour s’en débarrasser « la fit connoître à mon père, qu’il sçavoit inflammable et romanesque » ; le marquis installa chez
lui sa maîtresse, « relégua ma mère dans ses terres, et l’y retint par lettre de cachet, acte de tirannie qui fût toute sa vie son arme
favorite ». Trahi par ses « stances indiscrètes », le jeune Mirabeau est envoyé à Versailles chez un ami de son père Monsieur de S***
[S
igrais
], « pédant académicien, sévère et soucieux moraliste, et mari très
impotent
d’une fort jolie femme », hélas « trop sage pour
se livrer à un aussi jeune et aussi bouillant enfant », qui se console avec une voisine, « folle aimable, qui ne me donna pas même
la peine de lui demander un sacrifice, qui ne lui coutoit rien »…
Chassé par le jaloux Sigrais, Mirabeau, âgé de seize ans, est alors placé par son père, qui le juge comme « un sujet dangereux
et presque perdu », chez l’abbé C*** [C
hoquard
], « un charlatan, homme d’esprit », qui fait du jeune homme « la plus utile
décoration de son
gymnase
. Il me donna la supériorité des grades établis parmi ses élèves ; et je fus bientôt plus maître que lui
dans sa maison »... Dans un moment de colère, l’abbé « écrit à mon père. Celui-ci furieux, sollicite une lettre de cachet » ; mais le
jeune Mirabeau réussit à convaincre ses condisciples et l’abbé de solliciter du marquis parmi eux. « La chasteté n’entroit pas dans
mon système de morale, et graces à mes soins et à ceux de mes coopérateurs, dans l’espace de trois mois, trois jolies servantes
sortirent grosses de la pention ». Il évoque aussi une orgie où « nous fîmes coucher une de ces filles au milieu de nous, et cette
nouvelle Messalline surpassa les exploits de la célèbre romaine, car elle reçut vingt quatre fois nos embrassemens »… Il est chargé
pour la Saint-Louis de « faire l’éloge d’un grand homme », et prononce devant le duc de Bourbon l’éloge du grand Condé. Le jeune
Mirabeau découvre alors son talent d’orateur, salué dans les journaux.
… /…