Page 30 - cat-vent_piasa11-12-2012

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Il est triste et « étourdi comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue sur la tête »... Samedi, en descendant du train,
« le premier bruit qui frappa mon oreille fut cet air que je t’ai joué souvent, et qu’un homme de la bande de C° chantait au milieu d’un
groupe d’enfants... Le soleil se couchait sur cette grande plaine de Saintonge ; j’apercevais à l’horizon les bois au fond desquels C°
elle-même devait être, et rien ne me paraissait plus mystérieux et plus charmant que ce pays ; je comprenais encore comment j’avais
pu y faire les folies que tu connais, et je me sentais prêt à les recommencer »... Ayant pris la diligence de campagne, « installé entre
trois paysannes joufflues, avec un facteur rural en lapin par derrière », il fut déçu de voir le paysage transformé : « les bois massacrés
avaient été remplacés par des vignes et des maïs ; partout des chemins, des plantations et des maisons »… Ce ne fut que mardi matin
qu’il put se rendre à la grotte : il vit paraître la vieille sorcière qui lui annonça « que C° me donnerait audience le lendemain à la
même heure... […] tu peux aisément te figurer dans quel état d’impatience je passai le reste de la journée... Le lendemain, j’étais là bien
avant l’heure […] tout à coup d’un des couloirs qui s’enfoncent dans le rocher, je vis sortir cette belle apparition que j’ai si souvent
contemplée ; […] elle était vivante ; toujours belle, mais si pâle et si amaigrie qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle-même ; elle était
vêtue de blanc comme l’apparition familière, et avait dans les cheveux des fleurs de nénuphars comme je lui avais autrefois dit d’en
mettre... […] Je l’accablai de reproches, et lui dis ce que je croyais il y a quelque temps encore, que j’allais mourir grâce à elle... […]
Elle m’assura qu’elle n’était restée là que pour m’attendre, tourmentée de remords et d’inquiétude, que sa science n’avait pu indiquer
ce que j’étais devenu, qu’elle m’aimait toujours autant, mais qu’elle était aujourd’hui trop laide pour que je l’aimasse (toutes choses
parfaitement fausses)… Sa bande était réduite à la vieille P. qui habitait avec elle et à l’homme que j’avais vu le samedi, qui allait dans
les villages et leur apportait à peine de quoi manger ; le reste de la bande avait été depuis longtemps pris par la justice, ou avait
déserté ; elle menait depuis plus d’une année la vie la plus misérable ; plus de nourriture, plus d’argent, plus de lumière dans son
réduit, toujours l’humidité et l’obscurité […] Tout en causant nous étions sortis de la grotte, nous marchions dans le bois si sauvage
et si délicieux qui en garde l’entrée ; jamais je ne l’avais vue s’aventurer aussi loin au grand soleil, en plein jour... Nous étions près d’un
endroit que les paysans appellent le précipice, parce que sous une large flaque d’eau est caché un abîme de vase sans fond ; nous
étions sur le bord, au milieu des joncs, tout à coup sa main quitte la mienne, elle s’élance et disparaît dans l’eau…. Je restai cloué sur
le bord, il me sembla que je venais d’être le jouet d’une vision, que je venais d’assister à la mort de Céluta ou de Mila des Natchez ;
le lieu sauvage où j’étais me rappela ces forêts chantées par Chateaubriand... Depuis je suis retourné trois fois déjà me promener
tristement au milieu de ces derniers lambeaux de la nature vierge, C° est redevenue comme un espèce de rêve pour moi, et si tu
lis les Natchez, tu éprouveras une sorte de tristesse comparable à celle que j’éprouve au bord de ce précipice… […] je suis heureux
quelquefois que cette femme ait disparu ; car, que serait-elle devenue, ou plutôt que serions-nous devenus tous les deux ensemble,
je frémis d’y penser... La malheureuse est morte comme sans doute elle était venue au monde, inconnue et abandonnée […] Je cherche
toujours le mot de l’énigme de cette existence
.
étrange […] Est-elle restée comme elle l’a dit pendant deux années à attendre dans
cette misère complète, je n’en crois rien ; quelque motif que j’ignore l’a poussée à en finir avec la vie, mais je ne croirai jamais que
j’aie pu lui inspirer l’amour qu’elle a prétendu avoir pour moi... Enfin paix lui soit à la malheureuse, je lui pardonne les tristes moments
qu’elle m’a fait passer, et je respecte son souvenir »... Il a revu la sorcière qui lui a dite que C° était d’une famille royale… Quant à lui,
il se rétablit : « le médecin de ma famille a bien encore quelques inquiétudes sur ma santé, mais néanmoins beaucoup d’espoir »...
Il remercie son ami d’avoir consulté pour lui les somnambules : « je suis payé pour croire un peu à toutes ces choses-là, beaucoup
même ; mais je suis convaincu que les sorciers qui vont à la foire n’ont jamais eu la moindre teinte de sorcellerie. Je t’écris devant la
fenêtre de ma chambre de campagnard, par la plus belle nuit que tu puisses imaginer ; on n’entend d’autre bruit que le chant lointain
des chouettes, c’est très mystérieux »...
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79.
Pierre LOTI
. 5 L.A.S., dont 4 « Julien » ou « Julien V. », 1873-1886 et s.d., à son ami Pierre de T
hoisy
 ; 15 pages la plupart in-8, la dernière
lettre à son chiffre avec enveloppe (lég. rouss. à une lettre).
500/700
Rochefort 17 août 1873
. « Je vais partir dans quelques jours pour aller passer deux ans au Sénégal, avec notre ami Joseph, à bord
du
Pétrel
. Si tu ne nous as pas oubliés, écris-nous là-bas »…
Saint-Porchaire 25 septembre [1874]
. L’
Espadon
est rentré au port depuis
longtemps, mais Loti a eu les ennuis du désarmement, et on lui a marchandé un congé de convalescence. « Je suis un peu fatigué de ce
séjour d’un an dans ce triste pays que je ne te souhaite guère de connaître ; je suis revenu chargé de notes de toute sorte, de curiosités,
et aussi de croquis, que je publierai bientôt si ma grande paresse ne m’empêche de les achever. […] l’automne est splendide en
Saintonge, et je vis à la campagne en vrai sauvage, courant dans les bois et les rochers où je retrouve tous mes souvenirs d’enfance ». Il
évoque divers amis, dont Joseph B
ernard
, avec qui il espère embarquer cet hiver ; « cela est dur de mener toujours cette vie errante, où
on vieillit si vite loin de toutes ses affections »…
Rochefort [1875 ?]
. Il attendait l’arrivée de Joseph Bernard, mais il va falloir renoncer à
se réunir tous les trois ; il lui propose à Pierre de venir à Rochefort, « si les distractions de la Rochelle ne t’absorbent pas trop »…
[Vers
1875]
 : « Tâche de venir me prendre mardi à la division assez tôt pour que nous puissions aller déjeuner ensemble chez moi ; j’enverrai
ensuite promener le service »…
à bord du
Magicien
[à Rochefort] 15 mai [1886]
. Il regrette de ne pas avoir vu Pierre à Paris, et espère
l’y voir dans un mois : « Il est essentiel que je sache cela pour organiser notre dîner de souvenir. Je crains que notre ami Murat ne soit
le plus difficile à faire rallier du fond de sa Petite-Russie. […] Ce soir je suis en rade, par coup de vent de N.O., occupé de mille choses
maritimes »… O
n
joint
2 cartes de visite autogr., et le faire-part de la naissance de son fils Samuel (1889).
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