Page 25 - ROBINE-RELIURE

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Il en va donc d’une reliure qui envoûte. Elle apparaît très autonome et
parfaitement solidaire. Elle donne à voir la part la plus mystérieuse, la plus
légendaire, voire la part la moins probable du livre. Chaque engagement
relève du coup de cœur et de l’exploration. À tous égards la parade des
reliures confirme l’unité de l’œuvre et son intransigeante volonté de
s’adapter. Prend-elle l’initiative de relier ce livre étonnant,
Un pays pour
mes frères de la côte
, divagation de Jean-Louis Bentajou accompagnant les
gravures de Roland Sénéca, volume conçu et réalisé par Yves Prié, Annie
Robine sait qu’elle se risque dans unmerveilleux à poursuivre : l’architecture
du livre, la part aventureuse du texte, les grands noirs de Sénéca. Livre
de ténèbre enluminée. Elle serre l’ensemble dans une peau de maroquin
noir, chaque plat est orné d’une peau de patte d’autruche, ton sur ton, qui
déborde, le dos est agrémenté de perles de céramiques noires, le tout est
enveloppé dans une peau de buffle gris repliée, le principe de fermeture est
fourni par une bande de peau d’alligator, de même sourde tonalité. Tout
est noir, mais on ne voit que la lumière. Les gravures nous entraînent vers
la perte (les vagues qui s’écrasent, les terres qui s’éboulent, les constructions
qui se fragmentent), le texte dans le rêve, la reliure est d’une sobriété qui
n’exclut pas la surcharge mais dans une profonde unité de nuit éveillée.
Le prodige de cette reliure est d’être une apologie du cuir tout en étant
une différence (elle se plaît à réunir en une seule présence des éléments
d’une esthétique du divers) et une enveloppe strictement exacte pour le
livre fabuleux qu’elle contient (il nous porte vers le gouffre et les élans
boucaniers). Une autre reliure lui permet de redire sa dévotion au cuir :
Magnificat
de Daniel Kay et Thierry Le Saëc ; est alors utilisée une peau de
buffle crème des plus simples, la trouvaille est certainement la longue peau
d’esturgeon qui s’enroule autour du livre et le veille, le fermoir, une perle de
culture qui semble l’œil du serpent. Plus que de laisser le cuir à lui seul, ce
qu’elle fait encore brillamment ici et là (pour une superbe réalisation sur
Le
vent seul
, galuchat d’un gris très tendre, ou pleine d’humour sur
Souvenir
de Corot
, gilet en porc d’un rouge profond fermé par de vraies pressions
avec un soubassement de veau estampé), elle ajoute au cuir des ingrédients
de sa façon : ainsi, des morceaux d’ardoise gravés sont collés sur du buffle