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9

Collection Alfred de Vigny

RTCURIAL

15 novembre 2016 14h30. Paris

Longtemps, au bord de l’acte,

nous avons hésité. Mettre en vente

l’héritage familial reçu d’Alfred

de Vigny et transmis avec amour

et respect, nimbé d’une part de

secret, par cinq générations,

aurait pu relever d’une brutale

transgression. D’où tenions-nous

cette autorisation morale ?

Préfaçant l’édition, par ses soins,

des

Mémoires inédits

2

d’Alfred de

Vigny, mon père, Jean Sangnier,

marqua son hésitation, pris entre

la respectueuse retenue devant

l’œuvre que le poète voulait avec

une volonté farouche préserver

des éditeurs, intacte de toute

«note, préface, explication ou

avertissement»

3

, et le devoir

d’honneur de ne pas se dérober à

une transmission.

Il trancha. Les

Mémoires inédits

parurent au 4

e

trimestre 1958. Il ne

s’en tint pas quitte pour autant, le

comte de Vigny ne le lâchait pas.

Un regard en arrière découvre le

jeune poète de 27 ans dans le salon

littéraire de Virginie Ancelot, notre

ancêtre, à Paris en 1824, «figure

gracieuse et maligne en même

temps, qui ressemble à un page

prêt à faire une espièglerie»

4

, puis

les nombreuses lettres échangées

transmettait, outre les manuscrits

Vigny pour beaucoup encore

inédits - parfaitement classés

et répertoriés par l’équipe

de chercheurs du Centre de

Correspondances du XIX

e

siècle

de La Sorbonne, dirigé alors par

Madeleine Ambrières - nombre

d’objets qui constituaient son

univers. Des objets, lourds

de souvenirs, d’histoire et de

présence. J’ai toujours vu mes

parents entourés de ceux-ci -

bureau, vitrine, portraits, pendule,

miniatures, dessins. . . - si familiers

qu’ils se confondaient à l’univers

ordinaire d’objets plus récents, halo

méconnu tant il fait partie de vous.

Le fonds Vigny, parce qu’il était

précieux, parce qu’il était rare,

parce qu’il était fragile et n’ayant

plus, après la disparition de mon

père, la familiarité du quotidien, a

été soigneusement rangé et ainsi

préservé des yeux, mais non du

cœur.

Allait-il demeurer là, dans la

solitude oublieuse et sombre que

dénonçait le poète? Pouvait-on

le garder par devers nous, dans

une possession jalouse, pour

une descendance qui, un jour,

peut-être. . . ? Et l’hésitation qui

avec Madame Ancelot et avec sa

fille témoignent du souci constant

d’Alfred de Vigny pour Louise

Lachaud-Ancelot, dont il fera sa

légataire universelle, et l’attention

affectueuse portée aux deux

enfants de cette dernière, Georges,

son filleul, et Thérèse Lachaud-

Sangnier. Ainsi une histoire

souterraine s’était écrite, liant notre

famille à Vigny à travers plusieurs

générations.

Pour mon père ce «vase sacré tout

rempli de secrets»

5

avait pris la

forme, ainsi qu’il le rappelle, d’un

coffre en bois foncé, surmonté

d’un lourd bronze d’Hercule

enfant enserrant deux serpents, où

dormaient les manuscrits Vigny.

Son premier pas fut d’éditer les

Mémoires inédits

que j’ai évoqués.

Son second fut de permettre la

publication, toujours en cours

aujourd’hui, de la correspondance.

Et, une fois encore, avec la même

retenue pudique et décidée, il en

préfaça le volume introductif

Alfred

de Vigny et les siens, Introduction à

la correspondance d’Alfred de Vigny

6

,

livrant là, d’emblée, le plus intime

de ce lien familial.

Mon père mourut, presque

centenaire, en 2011, il me

avait troublé mon père, quelque

peu autre puisqu’il s’agissait cette

fois-là, à côté de manuscrits et de

correspondances, d’objets concrets

et de souvenirs matériels, nous

habita un long temps mes enfants

et moi.

Nous avons tranché et laissé le

navire aller son erre sur «la mer des

multitudes»

7

. Pariant que les mots

écrits et les objets aimés iraient,

sans que nous ne les retenions

plus, vers des destinées en devenir.

La suite, destin d’une transmission,

est encore à écrire.

Anicette Sangnier

1

A. de Vigny,

Les Destinées

,

«L’Esprit pur», 10 mars 1863

2

A. de Vigny,

Mémoires

inédits, Fragments et projets

,

Gallimard, Paris, 1958

3

A. de Vigny de,

Codicille de

son testament

, 16 septembre

1861

4

V. Ancelot ,

Un salon de Paris

1824-1864

, «Un salon sous la

restauration», Paris, 1866,

p. 57

5

A. de Vigny,

Journal d’un poète

6

Alfred de Vigny et les siens

,

Centre de Correspondances du

XIX

e

siècle, Université de

Paris-Sorbonne, PUF, 1989

7

A. de Vigny,

Les Destinées

,

«La Bouteille à la mer»