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Les éditeurs et les journalistes le savent bien : toutes les prières d’insérer et toutes les

biographies flatteuses sont rédigées par les intéressés. Elles n’intéressent d’ailleurs

qu’eux.

Si je m’appelais Napoléon Bonaparte, j’avouerais être né en 1769 à Ajaccio, et je vous

raconterais la bataille d’Austerlitz.

Mais je suis né en 1920, à Paris, ce qui ne représente, sauf pour les personnes nées

le même jour, aucun intérêt.

J’ai eu dix ans en 1930. Même remarque.

Et pourtant, oui pourtant, cette dixième année m’a, je le crains, sérieusement marqué.

A dix ans, j’étais le ricaneur imbécile, sournoisement tapi dans le fond de la classe,

entre le poêle et la porte, l’idiot qui se curait les narines en gloussant, qui lisait les

Pieds Nickelés, qui apprivoisaient des hannetons dans son plumier. Tout à fait

fermé au Savoir. Je n’écoutais pas les leçons du Maître. L’expérience de Lavoisier,

le théorème de Pythagore, le principe d’Archimède et la poésie d’Albert Samain me

faisaient abominablement chier.

Comme le temps passe, dit-on.

Pas tellement

Trente – huit ans plus tard, j’ai toujours l’impression d’être embusqué au fond de la

classe, hermétique, borné, incurable. Sur l’estrade les Maîtres continuent de faire la

leçon…la leçon de morale…la leçon de choses…les mots ont à peine changé…Ils

parlent à présent du Vietnam…de Pékin… de Little Rock… autrefois c’étaient Abd El

Kader et le Bey de Tunis. Toujours l’exotisme.

Pendant que les intellectuels pèsent et soupèsent ces choses, moi j’écris de petites

histoires. J’en tourne certaines. En somme je continue d’apprivoiser des hannetons .

Entre temps, je baise un petit peu.

Je ne m’intègre pas à l’angoisse contemporaine.

Je ne regarde peut – être pas assez autour de moi.

1969