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Malgré des symptômes urinaires et oculaires dont il se plaint amèrement, ainsi que du médecin Malouin et de son père
incrédule, malgré son « anéantissement », Mirabeau ressent vivement son amour ; sûr du dévouement et de la fidélité de son
amante, il fait sien des vers de l’Amour dans la
Psyché
de Molière. « Ce ne sont point là des phrases ; ce n’est pas de l’esprit : c’est
un sentiment inexprimable, incompréhensible pour tout autre qu’un amant dont La Fontaine a donné l’équivalent par des images
charmantes ; j’ai été presque jaloux de mon portrait que tu pressois contre tes levres et ton cœur avec trop d’ardeur ; je l’ai été
très réellement de tes amies et de tes frères tant que je les ai cru estimables ; je l’ai été d’une femme dont tu me parlois dans tes
premières lettres, et tu me fis un grand, un vrai plaisir lorsque tu m’écrivis sans que je t’en eusse parlé cette phrase délicieuse :
elle
est de mon sexe : elle m’inspire un intérêt très tendre, et mes levres ne reçoivent pas les siennes sans répugnance ; je fuis ses caresses ;
je crains presque que ce ne soit un vol fait à l’amour
 »… Il l’encourage dans ces sentiments délicats, puis parle de leur enfant ; à
cause de la différence de ses sentiments pour leurs mères, il reconnaît « qu’il n’y avoit pas la plus petite comparaison entre ce que
je sentois pour mon pauvre fils, et ce que je sens pour ma Gabriel Sophie »…
Il tient à l’éclairer sur la conduite à tenir envers les R. [R
uffey
, les parents de Sophie] : « je ne dis pas, mon amie tendre,
que tu puisses au fond de ton cœur pardonner les injures qu’on m’a faites, les calomnies qu’on a répandues contre moi, l’infamie
que l’on a de divulguer et d’altérer une lettre qui pouvoit me faire un tort irréparable, les attentats ourdis et exécutés contre ma
sûreté personnelle, et surtout le funeste et insensé acharnement avec lequel on nous a poursuivis. Mais que veulent dire ces mots :
tu ne dois pas pardonner 
?
Tu ne dois pas oublier
et voilà tout. Tu ne peux recouvrer des sentimens d’estime et d’amitié pour des
gens capables de tels procédés »… Il ne faut pas qu’« une secheresse et une roideur trop peu déguisées » fournissent un prétexte
pour empêcher que Sophie se réunisse à lui ; il multiplie des conseils de prudence, de dignité, d’infortune assumée. « La naïve
expression de notre tendresse a attendri. La politique la plus subtile n’eut rien opéré […] le bon, l’excellent
ange
s’est trouvé à
l’unisson de nos ames », mais il ne faut point prétendre apprivoiser certains monstres indomptables…
Il esquisse un tableau de l’abîme dans lequel tombe celui qui fait violence à la marche réglée des lois, et s’indigne contre des
« hommes vils ! tantôt vendus, tantôt acheteurs ! » ; mais il a « fait à cet égard l’acquis de ma conscience ; un ouvrage [
Des lettres
de cachet et des prisons d’État
], qui je le leur dis à tous, ne moura point, vaut mieux qu’eux tous, et tout ce qui est dans leur tête
et leur ame »… Il aimerait que son père et M. de R. ne se voient point : « Une des phrases
écrites
de mon père à ce R. est plaisante.
Vous devez bien sentir M. que si cela duroit, je ne pourrois subvenir à la détention de mon fils
[…] Mais Gabriel, me diras-tu, comment
se hazarde-t-on à faire des mensonges qui peuvent être prouvés sur le champ par actes publics et juridiques ? Comment : je te le
dirai Sophie, comment. Quand on a baillonné son fils de manière que sa transpiration même ne puisse s’évaporer, quand on a le
premier ministre pour soi, et qu’on est sûr qu’il ne voudra point admettre l’opprimé à restituer la vérité des faits – j’entends fort
bien le nœud des correspondances, et je vois que nous devons infiniment à l’opiniâtre bonté de M. L.N. [L
e
N
oir
, le lieutenant
de police] avec un homme qui n’eut pas eu le courage de se roidir contre les obstacles et de se mettre audessus des clameurs pour
faire du bien nous étions perdus »… Il ironise à propos de procureurs généraux qui ne prononcent jamais de réquisitoire contre les
femmes qui couchent avec les premiers présidents et leurs confesseurs… Sophie lui fait un raisonnement « à la R. » à propos de la
mort prochaine du marquis : « Eh quoi ne vois-tu donc pas, que M. de Mo. [M
onnier
] n’est que pour un centième dans l’histoire
de ma détention. Nos chers parens commencent toujours par mettre en fait ce qui est en question. Ils supposent constamment
parce que nous sommes condamnés par contumace que nous sommes jugés sans appel. À Dieu ne plaise que j’aye la moindre
idée de recommencer jamais ce scandaleux procès, dont tu pourrois te tirer assez mal : car enfin on prouvera que tu as vécu avec
moi ; mais moi, je me mocque d’eux tous, et peux, si cela m’amuse, plaider contre eux jusqu’à la vallée de Josaphat, les baffouer,
turlupiner, ridiculiser, et au bout peut-être leur faire une assez mauvaise affaire ; de plus, fussai-je condamné je m’en rirois
encore, parce que Gabriel, qui mourroit cent mille fois sous la hache du bourreau avant que de demander grace dans une affaire
déshonorante, ne balanceroit pas un moment dans celle-ci et ne peut être relativement à M. de Mo. qu’une plaisanterie faisant le
pendant de la culotte de M. de V
aldahon
[gendre du marquis de Monnier] portée au greffe, avec cette différence que lui pouvoit
passer pour le séducteur d’une fille, et que je ne suis l’amant que d’une femme. Le vrai est qu’il faut assoupir tout cela, le vrai est
qu’il faut attendre la mort du m
is
, que M. de Vald*** est trop raisonnable pour ne pas s’accomoder avec moi en un quart d’heure de
conversation ; quand je dis avec moi ; c’est-à-dire avec toi ; car je n’ai nulle envie de lui tirer du sang, à lui, ni à personne, qu’on ne
m’y force. Sois sûre qu’ils sentiront très bien quel épouvantail est ma fille ; et que bien que pour cent royaumes, je ne conclusse
pas qu’elle passât pour fille d’un autre ; tu peux cependant en faire la peur. Laisse donc dire M
e
de R. et compagnie et tâchons de
me tirer d’ici par la bonne porte »…
Il donne de nouveaux détails sur l’évolution de ses rapports avec R
ougemont
(le commandant de Vincennes) et le caractère
de ce geôlier ; les lettres de Sophie lui arrivent décachetées, mais il se sent protégé par Lenoir et Boucher. – Et de passer en revue
ses parents : le marquis de C
araman
, honnête homme qui ne voudrait sans doute pas « se mêler d’une affaire épineuse vis-à-vis de
mon père, dont il a plus que besoin » ; les Riquet de Caraman, fort riches, dont il ne veut pas ; et divers « parens accrédités » qui
sont « des gens de cour, c’est-à-dire des gens qui ne s’occupent apparemment que d’eux »… Le maréchal de N
oailles
, qui l’aimait
autrefois, n’a jamais répondu à la lettre que Mirabeau lui écrivit au début de sa détention : « mon parti est pris de caver à fond
ma chere parenté de Provence qui est la grande source de tout le mal, et qui n’a plus aucuns droits à mes ménagemens depuis que
mon fils est mort »… Enfin après s’être moqué du concours de l’Académie de Dijon, et en particulier de G
uyton
de
M
orveau
, il
termine en réitérant le principe de l’inaltérabilité de leur amour : « sois toujours ce que tu fus, ce que tu es, et reçois mon encens,
mes vœux, mes adorations, mes baisers, mes transports ; et si tu m’aimes, que t’importe que mon amour et le tien soient connus
de tout l’univers ; que tout ce qui respire sache que tu brûles d’une flamme plus pure plus sainte que celle qu’on allume sur les
autels »…
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