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LETTRES ET MANUSCRITS
Certains évoquent son attirance socratique pour les adolescents qui ne pouvaient peut-être pas être ainsi livrés impunément au public,
fût-ce dans le luxueux écrin de la Pléiade ; d’autres agitent la question sociale qui tourmentait Gide à cette époque où le communisme
le séduisait : « Mais, presque atteint le sommet dernier, une exquise rencontre m’invite à rebrousser chemin – non tout aussitôt toute-
fois, pour ne point trop avoir l’air de suivre ; mais suivant pourtant et rattrapant bientôt. Rien de plus « enticing » que ce petit paysan
de quatorze ans qui accompagne son oncle et un cousin fort vulgaires, à travers les monts du Valais, pendant les vacances. Ils sont de
Winterthur. Comme ils ne parlent que le Bernois, la conversation avec eux trois n’est pas aisée. Mais quelle joie, quelle confiance,
quel abandon ! chez ce petit qui feint de rattacher son soulier pour rester en arrière avec moi. Quelle reconnaissance enjouée lorsque
je lui laisse un des francs qu’en sortant mon mouchoir j’avais maladroitement semés sur la route. » (30 juillet) – « Il y a ceux qui ont
à se plaindre (de ce que nous appellerons, pour plus de commodité : cet état de chose) et il y a les satisfaits. Mais il y en a, de plus,
quelques uns qui ne sont pas satisfaits d’un état de choses, dont, personnellement, ils n’ont nulle raison de se plaindre. Je veux dire
qu’ils auraient toutes les raisons du monde, égoïstement, d’être satisfaits ; mais que, précisément, ils ne sont pas égoïstes et ne peuvent
considérer comme bon un état de choses qui les favorise iniquement. Alors ils s’élèvent de toutes les forces de leur cœur et de l’esprit
contre cet « état de choses », et travaillent à un changement radical, dussent-ils eux-mêmes en pâtir, convaincus qu’il ne peut faire place
qu’à un état meilleur, fût-ce à travers un désordre provisoire. Ce n’est pas du tout que ces mécontents aiment et cherchent le désordre,
ainsi qu’on le leur reproche ; mais le remplacement d’un ordre fâcheux par un ordre différent paraît forcément désordonné d’abord.
Alors les satisfaits s’étonnent et demandent si c’est par aveuglement ou par sottise que ceux dont je parle travaillent à « scier la branche
sur laquelle ils sont assis (1) ». L’aveuglement et la sottise ne sont que du côté de ceux qui s’étonnent et par là se montrent incapables
de concevoir une pensée ou un acte qui ne soit pas intéressé. – (1) « Sages réflexions de Candide », citées par l’Action Française du
23 mai 1935. – Questions sociales. C’est une chose que de les méconnaître ; c’en est une autre que d’en avoir préservé ses écrits.
L’homme, à vrai dire, ne commence à m’intéresser que lorsqu’il n’a plus à remplir sa panse. Il y a là une question de charbon pour
alimenter la machine ; faute de quoi rien plus ne va. Evidemment. Charbon d’abord ! Et je consens que surtout la question du manger
passe avant toute autre pour qui se sent privé. Même, cette question m’apparaît aujourd’hui si pressante que je n’en peux distraire ma
pensée…Mais, encore une fois, c’est ce que fait l’homme rassasié qui m’importe. Tout le reste n’est qu’avant-pro-
pos. Mais honte à celui qui passe outre. Je me souviens, du
temps que j’écrivais mon Prométhée – et même avant, car
c’était, il m’en souvient, à Alençon – j’écrivais une histoire
très fantaisiste, que je pensai alors pouvoir enserrer en ce
livre encore en formation ; il y était question d’un Caliban
Démos appelé enfin à se produire au grand jour ; on l’appe-
lait ; il sortait de dessous la chaise percée qui servait de trône
à sa puissance, si crotté, si souillé d’excréments qu’il prêtait
à rire et surtout à se boucher le nez. On l’invitait à parler
et, mal instruit, il ne parvenait à rien dire… C’était exces-
sif, saugrenu… Je regrette pourtant aujourd’hui de n’avoir
pas mené à bien ce conte dont, peut-être, après ma mort,
on retrouvera dans mes papiers le brouillon. » (s.d. – proba-
blement 31 juillet) – « Je n’oublierai pas cet enfant radieux
qui, ce matin, dans la chambre de vaporisation, vint s’asseoir
intentionnellement, sur le large banc de bois pourtant vide, à
côté de moi, contre moi. Il entrait avec ses deux frères, l’un à
peine plus âgé, l’autre plus jeune, à peine un peu moins beau
que lui, robuste, doré comme un épi, souriant de tout son
corps. Il me parla des chevaux de sa mère, plus je crois par
besoin de causer que pour me faire connaître qu’il était riche.
» (1er août). – Les dernières pages, lisibles dans l’autre sens, en
retournant le carnet, recèlent le même contenu prosaïque déjà
signalé plus haut : des noms et des adresses (Armand Godoy,
Pierre de Massot, Henri Thomas, Giono, Paul Doncœur, Yves
Allégret, Malraux, Maurice Saillet, Pascal Pia…), des livres à
envoyer (à Michel Lévesque, à Robert [Lévesque], au Cercle
des Malades de l’Institut Hélio-Marin de Berck...), et des listes
de courses (« Roger Cavaillès : shampoing pour Cuverville »
- « Brosse à dents – slipperie – caleçon de bain – espadrilles –
réchaud – théière »).