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mercredi 3 avril 2013
son cœur qui trouve ici prétexte à s’épancher. […] Très douloureux de contrister certains pour qui je gardais l’affection la plus vive, je
sus toujours passer outre, estimant que les considérations du cœur n’ont pas à fléchir la raison. Mais il s’agit ici de ne point faillir aux
espoirs qu’ont reporté sur moi des créatures désespérées. Comment ne point tenir compte des sympathies que mes déclarations m’ont
acquises ? Ne plus considérer que l’extrémité de mes pensées, n’en plus présenter que la pointe, c’est une façon de trahir celles-ci ; je ne
puis ; mais il me paraît aujourd’hui plus fâcheux se risquer d’affaiblir des convictions et des confiances en exposant des ratiocinations
compliquées, que de décevoir par mon silence. » (22 juillet) – « Bien forcé de reconnaître que ce qui m’arrête aujourd’hui, c’est aussi,
c’est beaucoup, la peur de l’opinion. » (24 juillet) - « Le point d’arrivée seul leur importe, non le précautionneux et lent acheminement
de la pensée. Je n’ai point à leur faire [part] de mes perplexités, de mes doutes. Un temps vient où « les jeux sont faits ». (25 juillet) -
Parfois Gide se perd dans des considérations sans doute sincères dans l’instant, mais qui, publiées, auraient pu être instrumentalisées
par ses ennemis : « Vends tout ton bien et le donne aux pauvres. » Aucune considération d’amitié, de parenté, etc., ne doit m’arrêter.
Depuis longtemps déjà cette préoccupation m’habite. Ne pas attendre, pour me déposséder, de n’avoir plus à en souffrir. Vendre, mais
comment ? Donner, mais à qui ? Pour un catholique, la chose est simple. Le geste de vente et de don, je suis depuis longtemps prêt
à le faire ; mais de telle manière que je ne doive penser, sitôt ensuite, qu’il eût mieux valu le faire autrement. Quels pauvres secourir
de préférence ? Je m’en suis tenu jusqu’à présent à ceux que je connaissais par moi-même et qui venaient à moi directement. Ce lent
émiettement ne doit plus me satisfaire. Ce qu’il faudrait, c’est un don total à quelque institution en qui je puisse avoir confiance. Mais,
en dehors des institutions religieuses, en existe-t-il ? et que l’on ose aveuglément favoriser ? Non, ce n’est pas pour moi que je voudrais
garder rien en réserve, (et le profit de mes livres me met suffisamment à l’abri) mais pour la détresse de bientôt et que j’imagine déjà
si affreuse que demain je pourrai déplorer de n’avoir conservé plus rien qui me permette de secourir. Pour l’amour du geste, je ne dois
point céder à une précipitation inconsidérée. » (28 juillet)…— A rebours du journal, tête-bêche, deux pages où se mêlent à nouveau
adresses (Mme Emmanuel Signoret, Jacques Drouin, Jean Lebasque, Vladimir Pozner…), tâches à accomplir (« Aragon (Epreuves –
mère de Dimit.) – envoyer Pages choisies à Robert Sapeir – envoyer l’adaptation des Caves à Louis Fürnberg – Pierre-Quint : Journal
des Faux.-M. »….) et listes de courses (« papier timbré – savon oreilles – encre de couleur – plumes).
2) Carnet « Juillet 35 - Décembre 35 ».
Manuscrit de 43 pages sur 87 pages numérotées. Le texte est généralement écrit sur le feuillet
de droite, le feuillet opposé recueillant les éventuels ajouts et notes. Les trois premières pages du manuscrit ne sont pas datées ; elles
constituent en effet la fin du récit commencé à Hossegor le 31 mai dans un précédent carnet. Après une interruption de deux mois,
le journal reprend à Lenk, le 30 juillet, par ces lignes, inédites dans le volume publié par Gide de son vivant, en 1947 : « M. Monnier
le tout jeune et fort sympathique professeur d’histoire à Genève, dont, par heureux hasard et conséquence de l’encombrement de
l’hôtel, je suis appelé à partager la table aux repas de midi et du soir — me recommande vivement de lire les mémoires de Tocqueville.
Il m’avait identifié dès le premier soir, mais s’amusait d’abord à ne pas le laisser voir.» Le journal se poursuit les 1er, 2, 3, 4, 7, 15 et
27 août, passe au 17 septembre, continue avec les 6, 28, 30 octobre et se termine à la date du 21 novembre. Dans ce second carnet,
les passages supprimés par l’auteur lors de la publication ne sont ni moins considérables, ni moins intéressants que dans le premier.