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LIVRES & MANUSCRITS
126.
SAND George
(Aurore Dupin, baronne
Dudevant, dite)
[Paris, 1804 - Nohant, 1876],
romancière française.
Manuscrit autographe signé.
«
Feuilleton n°10 — Tamaris,
mai 1861 - À Rollinat
» ;
41 pages in-8°,
numérotées 131 à 172.
Au mois d’octobre 1860, au
cours d’une paisible prome-
nade dans le jardin de sa pro-
priété de Nohant, elle est prise
d’un sérieux malaise et s’ef-
fondre. Appelé d’urgence,
son médecin, le Docteur
Vergne l’examine pendant
plusieurs jours. Son état de
fébrilité est si grand qu’elle
délire dangereusement. “Accès de fièvres typhoïdes” a conclu le praticien. Grâce à la résis-
tance de son organisme, George Sand reprend peu à peu de sa vigueur mais est tenue à une convalescence
prolongée. Son médecin lui conseille alors un changement radical de climat et désigne le Midi en priorité. Ce
sera Tamaris. En mai 1861, dans un journal intime parallèle à son journal-agenda, elle écrit ce texte dédié à
Rollinat, évoquant ses rêves.
«
Depuis que je me porte mieux et que mes forces reviennent, je vois un pays admirable et je recouvre l’im-
mense faculté que j’avais de le voir plus beau encore après l’avoir regardé. Voilà mon fils parti pour l’Afrique,
Monceau est tout entier à son travail de graveur. Je vis depuis ces derniers jours à peu près seul, faisant ma
tâche d’écriture à la maison, et de la botanique dans mes promenades de six ou huit heures. Comme on vit
par les yeux dans cette région de petites montagnes qui s’avancent sur la mer ! L’oeil se remplit de splendeurs,
de clartés éblouissantes tempérées par des ombres suaves; tout cela pénètre dans l’âme et la guérit de cette
sorte d’aveuglement douloureux qui est le résultat de l’affaiblissement physique. Aussitôt qu’elle peut réagir,
la faiblesse du corps diminue rapidement. Mais pourquoi donc ce besoin que j’éprouve d’embellir le soir dans
mon souvenir ce que j’ai admiré tantôt c’est peut être le besoin de réagir contre l’exactitude à laquelle me
condamne le travail de narrateur. Je prends des notes intérieures d’une fidélité scrupuleuse et je sais que
sur ce point, ma mémoire ne me trompera pas.
[…]
Je jouis de ce que je vois, pour mon propre compte. Je
le savoure en gourmand, je suis assouvi, je suis heureuse. Je reviens, je me rentre, comme on dit ici, je dîne,
comme un oiseau, je bois comme une sauterelle car l’estomac ne va pas encore, et me voilà ivre ! Tout ce
que j’ai vu grand m’apparaît immense
[…].
Je suis en ce moment la proie enivrée, de la passion de voir. Dans
le sommeil c’est encore plus prononcé, je vois de véritables aberrations dans la nature et j’y prends part avec
une démence analogue. Par exemple la nuit dernière, j’ai rêvé des aventures où j’acceptais comme natu-
relles les fantaisies du milieu que je traversais gaiement
.
D’abord j’étais dans l’Inde avec toi, Maurice marchait
devant nous, faisant la chasse aux papillons avec Jean, notre domestique. Nous traversions un admirable bois
de cyprès dont les branches pendaient sur nous. Était-ce bien des cyprès ? Tu les traitais d’araucarias mais
ce n’était ni l’un ni l’autre. Tout d’un coup, je remarquai que certaines branches avaient à leur extrémité, des
ramifications singulières et que ces ramifications terminées par un fruit de la grosseur d’une noix rappelaient
confusément la forme humaine. À mesure que je regardais, cette forme semblait se mieux dessiner, suivant le
degré de maturité du fruit. Tu te moquais de moi. Tu vois tout ce que tu veux voir, me disais tu; tu vas bientôt
croire aux homuncules végétaux — ma foi, répondis-je en cueillant une de ces extrémités de branches, j’y crois
tellement que j’en suis sûre, voilà un homuncule parfait ! J’entends encore ton exclamation de surprise car tu
verrais se détacher d’une autre branche un homuncule parfaitement vivant. Le mien n’était pas mûr
...»
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