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Je ne doute pas que l’un des destins de Jean Viardot l’aurait conduit de Normale Sup,
à travers quelque haut cursus, au Collège de France ou autre grand établissement
d’enseignement et de recherche. La vie en a décidé autrement, et c’est à une brillante
carrière de libraire – d’antiquaire en livres, option sciences – qu’il se dédia.
Le remarquable est qu’il y appliqua, sans jamais oublier son goût pour l’étude,
sa passion innée pour l’enseignement.
Rares et chanceux sont ceux, collectionneurs, professionnels, conservateurs mêmes,
auxquels il communiqua sa vision du livre, bouleversant parfois leur manière de
collectionner ou leur révélant un nouvel angle d’appréciation de collections dont ils
avaient la charge ; chacun se souvenant, à ce propos, des expositions mémorables
préparées par lui à la bibliothèque de la Sorbonne et à Chantilly.
Une génération seulement me sépare de Jean Viardot, et pourtant, si nous nous accordons sur un goût bibliophilique
commun, un monde sépare notre expérience et notre pratique, un monde aussi vaste que celui qui me sépare aujourd’hui
de celui des libraires de la génération Internet.
Jean Viardot exerçait ses talents en un temps où les libraires n’envoyaient pas leurs catalogues à leurs confrères pour les
empêcher de connaître les livres qu’ils décrivaient, craignant également de leur communiquer sur ceux-ci des particularités
découvertes à force de recherches souvent ardues et de leur apprendre les prix qu’ils pratiquaient et qu’ils voulaient garder
confidentiels.
C’était le temps du secret, qu’il était bon de conserver pour le bon ordre de la profession, sur laquelle régnaient en maîtres
quelques esprits érudits. À quelques bibliophiles choisis, ces derniers réservaient cependant un partage désintéressé de leur
savoir, fruit de leurs études et de leur expérience.
Jean Viardot rejoignit assez vite cette élite, dont les figures marquantes se nommaient Bernie Rosenthal, Maurice
Chamonal, Mario Galanti, Nico Israël, Carlo Alberto Chiesa, Pierre Bérès, reconnus pour leur science du livre, Maurice
Chalvet pour son goût des exemplaires, Lucien Scheler pour sa connaissance des textes… C’était le temps, aussi, des
courtiers les plus étonnants, Besson par exemple, dont le prénom s’est oublié.
Bien qu’ancré dans la tradition de cette ancienne librairie, Jean Viardot, éternel jeune homme, par son intelligence du livre
sous toutes ses formes, a immédiatement – bien avant que mode ne s’installe – compris le travail d’un Jean de Gonet, non
seulement dans sa modernité transcendante, mais dans toutes les implications nouvelles que son originalité pouvait offrir
à la pratique bibliophilique : il fut ainsi l’un des tous premiers (dès 1979) à oser confier au relieur un livre ancien, et à faire
apprécier à des collectionneurs son travail dès sa première exposition personnelle en 1982 chez Claude Guérin. On
remarquera cependant son culte, non contradictoire, pour l’objet laissé tel quel, se gardant d’y faire exercer la violence
souvent imprudente pour ne pas dire impudente d’une restauration.
Cependant, Jean Viardot restera dans l’esprit de tous comme l’historien de la bibliophilie, celle qui prend sa source à la
fin du XVII
e
siècle parmi les « curieux » amateurs de rareté, celle qui régit encore – pour combien de temps ? – notre goût
commun du livre.
Par son article fondateur paru dans le tome second de la vaste
Histoire de l’édition française
(Promodis, 1984, pages 447
à 467) :
Livres rares et pratiques bibliophiliques,
Jean Viardot nous révélait l’histoire de notre goût du livre, tâche de
première importance si l’on considère, selon l’auteur,
qu’il n’y a pas de collection de ce pourquoi il n’y a pas d’histoire
ni de marché.
Jean Viardot devint ainsi l’historien du collectionnisme, le premier à se livrer à une analyse sociologique du phénomène
et à nous faire prendre conscience, au travers d’une pensée dans laquelle perce son admiration pour le structuralisme de
Bourdieu, de notions telles que celles de champ du collectionnable, de stratégies des différents groupes sociaux, de charge
symbolique, de fétichisation, et surtout de rareté de signification, opposée à rareté de compte, etc.




