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162.
Charles-Augustin SAINTE-BEUVE
(1804-1869). L.A.S., 31 janvier 1830,
à Abel-François V
illemain
 ; 2 pages
in-4, adresse.
500/600
T
rès
belle
lettre
,
à
la
fois
bilan
et
interrogation
sur
son
existence
.
« Cette lettre est pour vous,
pour vous seul
[...] J’ai vingt-cinq ans ; je sens que les années
se passent sans rien apporter de meilleur à ma
destinée et surtout sans calmer mon ame. J’ai
un grand désir d’aller, de voir, de changer, de
savoir ce que c’est que le monde, & la vie ;
j’en ai besoin pour le peu que je puis faire ;
je veux essayer si ce ne sera pas un moyen de
m’appaiser. D’un autre côté, je suis ici tenu à
la glèbe, il me faut vivre, gagner de l’argent
par des articles de quinzaine en quinzaine,
et au bout de l’année si j’ai quelques cent
francs d’économie, cela me mène à faire une
échappée de six semaines d’où je ne rapporte
que des regrets et des sensations étouffées. Par
la disposition des choses et le concours des
circonstances, je suis à la veille de m’installer
plus que jamais dans cette vie insuffisante ;
il ne tient qu’à moi de donner tout mon tems
aux journaux et d’y créer à ce qu’on appelle
mon talent une certaine position. Mais, vous
l’avouerai-je, cela me répugne horriblement ;
cela me semble un gaspillage des dons de Dieu.
Après une vie pleine d’œuvres, on peut finir
par là, se reposer dans cette variété amusante
et s’y laisser aller sans trop de remords. Mais
qu’ai-je fait, pour croire que je n’ai plus qu’à
promener mes yeux sur les choses & dire à tort et à travers mon avis sur ce qui vaut mieux que moi. Cette vie là m’ennuie, me
pèse, me flétrit mon peu de poésie ; au moment de m’y enfoncer, je recule et je voudrois m’y soustraire »... Il voudrait quitter
Paris, partir à l’étranger et y devenir précepteur ou professeur, et demande à Villemain de l’y aider, en gardant là-dessus le secret :
« je ne veux fuir que moi, mes ennuis, ma paresse, ma plaine de Montrouge et mon horizon de l’an passé »...
Correspondance générale
(éd. J. Bonnerot), t. I, n° 104, p. 173.
163.
Charles-Augustin SAINTE-BEUVE
(1804-1869). L.A.S., Paris 12 janvier 1833, à Félicité de L
amennais
 ; 3 pages
in-8, adresse.
500/600
T
rès
belle
lettre
sur
son métier
de
critique
,
et
sur
l
art
et
la
religion
.
Il a eu de ses nouvelles par Lacordaire... « Je continue, moi, en cette ville de bruit et d’activité dévorante mon existence
assez vigilante de spectateur, de témoin qui prend des notes, mon métier en un mot de critique et de raisonneur. Cela devient
décidément ma vocation courante, celle dont je vis matériellement et qui doit, à la longue, si elle ne l’a déjà fait, imprimer une
tournure inévitable à mon esprit. J’aurais préféré, certes, la vie de l’Art, en rattachant l’art à une philosophie religieuse de plus
en plus inspiratrice, en fesant, autant que possible, de la Poésie un acte de foi, une prière, une aspiration sous une forme plus ou
moins ardente. Mais cette vie là à laquelle eussent répondu des facultés profondes de mon être, me devient de jour en jour plus
difficile, étant en lutte avec les intérêts journaliers, et rongé de près sur mon dernier rocher par les vagues turbulentes de cette
mer où je plonge. Il faut pour une contemplation poétique et religieuse soutenue établir une marge de séparation entre le monde
et soi ; c’est cette largeur de marge que je n’ai pu de bonne heure laisser en blanc ; et aujourd’hui le livre est griffonné jusqu’aux
bords, les commentaires étouffent le poème. J’ai beau disputer pied à pied : on se retranche un jour, et le lendemain on capitule.
[...] l’essentiel, n’est-ce pas, c’est que l’esprit demeure vif, si la beauté de la production souffre ; c’est une manière de sacrifice aussi
que de consentir à cette déperdition de quelques dons brillans sous la nécessité des choses rapportées à Dieu »...
Correspondance
(éd. J. Bonnerot), t. I, p. 334. Ancienne collection Daniel S
ickles
(XII, 5053).