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La géographie de la place Saint-Marc rappelle que le trésor de Saint-Marc, fondateur

de la permanence politique de la République de Venise, joint le Palais des Doges,

et que celui-ci fait lui-même face aux splendeurs de la Marciana, l’une des plus belles

bibliothèques du monde. Les célèbres manuscrits grecs du cardinal Bessarion, restés

inaccessibles à Alde, y furent déposés puis montrés au public après bien des périples.

Cette géographie spirituelle rappelle que la permanence du monde - en l’occurrence

celui de la République de Venise - était autant assurée par le trésor de Saint-Marc,

les tableaux et les fresques, que par les beaux manuscrits et les livres précieux.

Au cours de ces vingt ans d’activité, Alde réussit de la sorte à imprimer la quasi totalité

des grands textes classiques dans des versions fondées sur une connaissance remarquable

de manuscrits anciens souvent disparus aujourd’hui.

Le texte grec du majestueux Aristote en cinq parties in-folio, publié de 1495 à 1498, fit

autorité jusqu’à l’édition Bekkers de 1831. Il est représenté dans cette collection par

un exemplaire magnifiquement annoté par un lecteur contemporain.

Mieux encore, Alde transforma la diffusion du savoir en inventant le format in-octavo

des

libelli portatile

qui adaptait les chef-d’œuvres de l’Antiquité ou de la littérature

contemporaine à un format portable (plutôt que de poche). Les portraits de Bronzino

nous montrent ces jeunes courtisans tenant négligemment l’un de ces petits livres.

Débarrassés de toute forme de commentaires scolastiques qui encerclaient souvent

les textes des incunables, ces livres sont le symbole, partout en Europe, de l’accès au

pouvoir de toute une nouvelle classe de grands serviteurs des États nationaux naissants.

Le premier livre publié sous ce nouveau format, le Virgile de 1501, l’un des plus rares

de la production aldine, fut aussi le premier livre imprimé dans les caractères italiques

inventés par Griffo pour Alde.

La gloire éditoriale d’Alde trouvait en même temps sa traduction dans la qualité

esthétique des livres qu’il publiait et dans leur typographie novatrice et soignée.

Le Poliphile d’Alde, magnifique ouvrage publié en 1499, bien différent des textes

latins ou grecs de la presse vénitienne, appartient au petit groupe des plus beaux livres

illustrés jamais imprimés (reliure italienne de vélin, du XVIII

e

siècle). Aussi, les amateurs

cultivés cherchèrent-ils aussitôt à démontrer par de luxueuses reliures l’importance qu’ils

accordaient à une culture renaissante, comme le montrent différentes représentations

de ces livres dans la peinture de l’époque. Et, depuis plus de cinq cents ans - ce qui est

en soi un phénomène unique dans le marché de l’art - les collectionneurs de livres, à

la suite de ceux du XVI

e

siècle comme Jean Grolier, Marcus Fugger (le Théodore Gaza

de 1495 fut relié pour lui), Marc Lauweryn, le cardinal de Granvelle, Diego Hurtado

da Mendoza, Benoît Le Court, Odorico Pilloni, de Thou et d’autres encore, sont restés

attentifs à ce miracle. Les livres de cette collection présentent donc souvent des marques

de provenances et attestent que, dès l’origine, la production d’Alde devint objet

de collection : “ The history of Aldine collecting reaches back to the time of the press

itself ” (Ahmanson-Murphy collection, University of California press, 2001).

Jean Grolier, figure tutélaire des collectionneurs de livres, posséda plus de 200 éditions

aldines magnifiquement reliées.

Dans son Utopia publiée à Louvain en 1516, Thomas More, parlant aussi de lui-même,

décrit sa bibliothèque idéale sous le couvert de l’admiration éprouvée par les Utopiens

pour les ouvrages d’Alde : “ En partant pour la quatrième expédition, j’avais embarqué,

en guise de pacotille, un honnête bagage de livres… C’est ainsi qu’ils me doivent

la plupart des traités de Platon, quelques-uns d’Aristote, l’ouvrage de Théophraste

sur les plantes… Comme grammairien, ils n’ont que Lascaris. Je n’avais pas emporté

Théodore ni aucun dictionnaire excepté Hésichius et Dioscoride. Ils raffolent des petits

traités de Plutarque et apprécient l’esprit et la drôlerie de Lucien.