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Le 26 mai 1920, au festival DADA, André Breton portait une pancarte-cible sur laquelle Francis
Picabia avait inscrit : “Pour que vous aimiez quelque chose, il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps,
tas d’idiots.”
Jean-Paul Kahn n’a pas attendu de
voir
ni d’
entendre
l’importance de DADA et du Surréalisme pour les
collectionner. Très tôt, il a regardé et a été pénétré de cet univers qu’il a fait sien, d’abord au travers de la peinture
puis, très vite, des livres, revues et manifestes, comme des manuscrits ou des photographies. Pour cela, il s’est
entouré de marchands, du plus petit au plus grand, donnant naturellement sa confiance. Mais, à l’image de
Breton et de la Centrale surréaliste, il n’a pas hésité à en exclure tout au long de sa vie pour ne garder qu’une
poignée de fidèles.
Sa vision fut muséale, des précurseurs du XIX
e
siècle jusqu’aux héritiers des années 60, au travers d’un choix
toujours réfléchi, celui d’un passionné qui n’aimait rien tant que la passion pour elle-même. Secret et discret,
il façonna sa collection pour que, conforme à ses aspirations, elle remplisse son univers. Il l’a construite autour
de l’axe central DADA-Surréalisme. En s’inspirant de
L’Anthologie de l’ humour noir
, il a débuté avec les auteurs
que Breton remit au goût du jour comme Xavier Forneret, Petrus Borel ou Germain Nouveau. Son goût pour les
romans noirs, initié par une collection familiale venant de sa tante Suzanne et de son oncle Maxime, rejoignit
ceux de Paul Éluard ou de Georges Hugnet. Enfin, Jean-Paul Kahn s’est ouvert aux mouvements surréalistes
étrangers et aux avant-gardes européennes : portugaises, tchèques, roumaines, italiennes, espagnoles et bien
entendu belges, trop souvent négligées, mais aussi anglaises, dont le mouvement se coordonna autour du Belge
E.L.T. Mesens qui créa un véritable pôle surréaliste international à Londres. Il ne faut pas oublier non plus son
intérêt pour le surréalisme en Amérique du Sud. Il fut, en effet, l’un des premiers en France à s’intéresser et à
promouvoir l’œuvre de Remedios Varo, notamment lorsqu’il fit partie de la commission d’acquisition du Centre
Pompidou.
Dans cette vision sans frontière, Jean-Paul Kahn ne privilégia pas le noyau central du Surréalisme en France au
détriment des satellites tout aussi importants à ses yeux. De même, en littérature, il s’intéressa à l’œuvre d’Oscar
Wilde ou de Jean Genet dont il appréciait la violence subversive.
Cette collection s’abreuve aux sources : nous ne présentons pas l’édition originale de
Nadja
mais un carnet de
notes autographes, témoin de la rencontre entre Breton et Nadja, qui servira de base au récit. Nous ne présentons
pas
Les jeux de la poupée
de Bellmer mais la maquette réalisée en 1936 avec des photographies originales, offerte à
Jacqueline Breton. De même pour le manuscrit
Tonnerre de Brest
de Jean Genet, premier jet de
Querelle de Brest
.
Comme le titre de cette première vacation
Mille nuits de rêve
l’indique, la prépondérance est donnée au pouvoir
du rêve. Ainsi seront offerts aux enchères un fragment d’
Aurélia
de Gérard de Nerval, deux feuillets autographes
retrouvés sur la dépouille du poète après son suicide ; un exemplaire unique du livre d’Hervey de Saint-Denys
Les Rêves et les Moyens de les diriger ; Une vague de rêve
de Louis Aragon dans une reliure photographique de Paul
Bonet ; un portrait original de Sigmund Freud par Salvador Dalí ou l’exemplaire des
Cahiers GLM
dédicacé à
Sigmund Freud par André Breton et Yves Tanguy qui l’a enrichi de neuf dessins originaux à l’encre.
Jean-Paul Kahn laissa à son épouse depuis plus de quarante-cinq ans la tâche délicate de la destinée de sa
collection. Geneviève Kahn a décidé de mettre un terme à cette “passion privée” pour la transmettre à autrui.
Cette première vente en est l’image et l’hommage.
Philippe
Luiggi
Comme bibliophile, Jean-Paul Kahn (1931-2018) s’est ingénié à dénicher non pas des
titres
mais des
exemplaires
,
chacun marqué par les empreintes d’une histoire singulière – envoi autographe, annotations, ajouts, provenance,
etc. – privilégiant les objets conservés dans leur condition originelle, d’où la présence, inhabituelle dans une
bibliothèque française, de nombreux exemplaires brochés, à côté de reliures décorées de Bonet, Leroux ou Martin.
L’intérêt du collectionneur pour les grands mouvements littéraires et artistiques des XIX
e
et XX
e
siècles se
nourrissait d’une passion pour la peinture surréaliste. C’est dans cette intimité, dans ce dialogue continu entre
littérature et peinture que s’est bâtie la bibliothèque – raison pour laquelle Geneviève Kahn a souhaité que
figurent dans cette première vente quelques œuvres originales de Arp, Ernst, Magritte ou Tanguy, restituant
l’esprit et l’univers du collectionneur.
Organisé en ordre chronologique, ce premier catalogue couvre deux siècles, du marquis de Sade au
Scrapbook
de Burroughs, la part belle revenant aux œuvres dadaïstes et surréalistes – manuscrits autographes, lettres, livres
imprimés, dessins et photographies mêlés. Son titre –
Mille nuits de rêve
– est extrait d’un poème de Paul Éluard,
Balances,
dont Jean-Paul Kahn possédait un autographe orné d’un collage du poète (cf. nº 183).




