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F

étiches, fantômes, androïdes, auras, marionnettes ou ava-

tars : un immense amas hétéroclite d’objets, qu’ils soient

archaïques, contemporains ou futuristes, s’additionnent au

quai Branly afin de circonscrire de manière anthropologique la

question vertigineuse de la présence, humaine ou pas.

Comme un enfant découvrant un lieu obscur et criant timide-

ment : « Y a quelqu’un ? », le visiteur de l’exposition « Persona

» est replongé dans un univers de terreurs ancestrales et de

fantasmes pour se confronter, au fond, à des questions philoso-

phiques fondamentales. À la fois conceptuel et sensible, le par-

cours, s’il demeure très confus, permet néanmoins d’aborder

tous les contours possibles de la question. Cette véritable jungle

aussi ténébreuse que fantasmagorique se traverse en trois

grandes étapes progressives, et la première, prenant pied sur

notre interrogation initiale, évoque les « présences-limites ».

Même un espace vide se remplit irrésistiblement de présences,

ce phénomène paradoxal s’illustre autant par les tourments de

l’ermite que par les expérimentations scientifiques. Ainsi, entre

une toile de Sebastiano Ricci et un diaporama du symboliste

Odilon Redon mettant en images la fameuse Tentation de saint

Antoine, laquelle avait également inspiré à Flaubert son pre-

mier grand texte, l’extrait d’un documentaire de la BBC où sont

observées plusieurs personnes isolées quarante-huit heures

dans un noir complet, montre que tous les cobayes, vers la fin

de l’expérience, sont pris d’hallucinations. Et qu’est-ce donc,

alors, qui paraît, dans ce vide inaugural ? Le magnifique « Homo

Luminoso » de l’artiste contemporaine Roseline de Thélin pro-

pose un spectre de fibre optique. Mais ce peut être, bien sûr, pur

effet d’imagination, tant notre instinct anthropomorphiste est

puissant, ainsi que le montre l’expérience de Heider et Simmel,

qui nous fait doter naturellement de personnalités distinctes de

simples figures géométriques en mouvement.

Présences à l’état d’ébauche

De la nature brute émergent déjà des quasi-personnes : cet œil

de pieuvre, qui nous regarde du fond de la mer, filmé par Jean

Painlevé en 1928, ou encore ces statues malgache, béninoise,

dogon, qui anthropomorphisent des morceaux de bois aux

formes naturellement saisissantes. Viennent des personnages

magiques, tels ces « tupileks » que les Inuits fabriquaient dans

un paquet, fétiche jeté à la mer en vue d’aller attaquer l’ennemi.

À l’opposé, le « kuman thong » thaïlandais, est un « bébé d’or »

à adopter et entourer de soins, ancêtre rustique des modernes

tamagotchis. Après les personnes suggérées ou fabriquées,

viennent celles à détecter… La multiplication des registres

manque parfois cruellement de pertinence : l’œuvre en hom-

mage à Antonin Artaud, de Jean-Jacques Lebel, intitulée « Ra-

dio Momo », et qui présente un crâne relié à des antennes joue

sur la métaphore, l’hommage et l’ironie, et n’a pas grand chose

à voir avec le reste des objets qui, eux, ont une véritable fonc-

tion opérative. En revanche, la mise en parallèle des statuettes

divinatoires guinéennes, ou des plateaux divinatoires béninois

avec le spiritisme du très rationnel XIXème siècle européen

crée un rapport tout à fait intéressant. Main spirite, valise de

« Ghost hunter » belge, jouxtent le projet du génial Edison de

créer une machine à communiquer avec les morts. Ce qui, au

fond, aurait pu donner lieu à une version électronique des «

rhombes » papous, lesquels servaient déjà à véhiculer les voix

des esprits…

Présences latentes

Il est des présences potentielles, intermittentes, qu’il s’agit

d’activer ou de désactiver selon des procédés précis. Un «

mnong-gar » vietnamien est par exemple une figure de paille

qui se substitut au corps du malade en vue des rituels de guéri-

son. Le « tishen » chinois, substitut corporel équivalent et tout

aussi précaire, est quant à lui destiné à assimiler les énergies

astrologiques de l’année. Et qu’en est-il, dans une perspective

futuriste, de l’ordinateur HAL, dans le célèbre film de Kubrick

ou de l’androïde du Métropolis de Fritz Lang ? Ou encore des

apparitions suscitées par des médiums ? Quand cela com-

mence-t-il et achève-t-il d’être ? Voici encore une ambiguïté

passionnante. En revanche, difficile de comprendre, dans cette

exposition qui ne cesse de déborder un cadre déjà trop vaste,

le rapport de cette ambiguïté philosophique avec la phrénolo-

gie ou la physiognomonie, ces sciences hasardeuses d’inter-

prétation des formes des crânes et des visages, ou encore les

œuvres contemporaines, aussi réussies et cocasses soient-

elles, de Stéphanie Solinas…

Présences étranges

La seconde partie de l’exposition est une longue illustration

d’une théorie fascinante, élaborée par le roboticien Masahiro

Mori : celle de la « vallée de l’étrange ». Mesurant l’empathie

suscitée par une créature artificielle, le roboticien remarque

en effet qu’elle progresse d’abord au fur et à mesure de son «

humanisation » sensible, mais, à un certain moment critique,

l’effet s’inverse, et cette trop grande humanisation provoque

au contraire une répulsion croissante, avant que la courbe ne

remonte à nouveau quelques degrés plus loin. C’est cette su-

bite inversion de l’effet, de l’adhésion au dégoût, qui constitue

la « vallée de l’étrange ». Tester cette limite dans notre sen-

sibilité est donc l’enjeu ici, et les œuvres d’art contemporain

présentées trouvent en revanche toute leur pertinence en vue

d’explorer ces sensations : l’étrange automate de Stan Wannet

et ses micromouvements typiques de l’humain, la tête de Dan-

ton de Takahashi Shiro, quelques rouages sous une perruque,

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PERSONA

Tous les contours de la présence

se déploient au Quai Branly

PARIS / Quai Branly