Impossible enfin de ne pas évoquer le sort fait à l’année 1913 au cœur des livres de Pierre
Bergé. 1913, c’est l’année magique, l’année miraculeuse, le vrai tournant des deux siècles,
de ce XIX
e
qui a été celui des passions de l’enfant et de l’adolescent, du romantisme au
naturalisme et au symbolisme, et de ce XX
e
siècle de l’esprit nouveau, des avant-gardes et
du surréalisme. 1913, c’est quelque chose comme le centre de gravité de la collection, avec
à la fois ce
Greco ou le Secret de Tolède
de Barrès, envoyé à Robert de Montesquiou et offert
par celui-ci à Proust, ou l’
Ève
de Péguy, et, sur l’autre versant de l’année et du siècle,
Alcools
et
Les Peintres cubistes
d’Apollinaire,
La Prose du Transsibérien
de Cendrars, illustré par Sonia
Delaunay,
Le Grand Meaulnes
, avec un envoi à Thomas Hardy, et bien sûr
Du côté de chez Swann
,
l’exemplaire que Proust adressa à Robert de Flers − en attendant peut-être un exemplaire
plus précieux encore. Sans omettre la partition du
Sacre du printemps
de Stravinsky dédicacée
à Pierre Monteux, et les œuvres de Max Jacob, Robert Frost, Kafka, Trakl, Mandelstam, qui
vérifient combien les tendances de cette collection n’ont jamais rien eu d’hexagonal.
Qui d’entre nous n’aurait pas rêvé d’avoir vingt ans en 1913 pour assister à l’éclosion du
modernisme international ? Mais un tiers de la classe 13 ne revint pas de la Grande Guerre.
Il valait mieux avoir vingt ans en 1950, quand Gide passa le flambeau à Genet.
Pierre Bergé est d’abord un homme du livre, avant tout le reste, avant ses nombreuses
entreprises couronnées de succès. Il n’a pas suivi la vocation d’écrivain vers laquelle Giono
et Cocteau l’encourageaient à ses vingt ans, mais le livre est resté son jardin intérieur, et sa
collection donne une idée extraordinaire de ce que la vie littéraire a été en France de Hugo
à Cocteau. Ne regrettons rien. Vingt ans après, quand j’ai découvert Paris, cela n’était pas
mal non plus. Je ne suis pas devenu un collectionneur, je l’ai dit, et je ne connais pas cette
passion, mais je la reconnais et l’apprécie. La dispersion d’une majestueuse collection
peut donner des pincements de cœur, puisque la communauté des livres est à l’image
de la société des hommes et que, au travers de tous ces envois, c’est un peu comme si le
commerce des écrivains, génération après génération, n’avait jamais cessé de Stendhal à
Giono, que dis-je, d’Homère à William Burroughs. C’était Proust qui disait, devant la
photographie de Baudelaire par Nadar, qu’on regardait là le portrait de tous les poètes,
c’est-à-dire du poète éternel qui écrit sans fin depuis l’origine de la poésie.
Le même et un autre, pas de meilleure image pour résumer la collection de Pierre Bergé.
Tous ces livres ont été réunis pour un temps, ils ont commercé (des trois commerces,
Montaigne jugeait que celui des livres était supérieur aux deux autres, l’amour et l’amitié),
leur intimité les a grandis, et ils voisineront bientôt avec bonheur avec d’autres livres que
leur présence fécondera.