l’avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie”. Le collectionneur s’attache au livre qui s’est
transmis de main en main au cours des siècles ; il sait par cœur les noms et qualités de tous
ses propriétaires.
Or, aux yeux du narrateur, c’est non pas l’histoire d’un livre qui en eût accru la beauté,
mais l’histoire de sa propre vie réverbérée dans le livre, incarnée entre ses pages,
inséparable du moment où l’œuvre lui fut révélée. Sa mère, on s’en souvient, lui lut
François le Champi
à Combray, le soir du drame du coucher, à l’ouverture de
Du côté de chez
Swann
. On l’avait envoyé au lit sans baiser maternel en raison de la visite de Swann ; quand
ses parents montèrent enfin, ils le trouvèrent éveillé sur le palier, et son père, pour une
fois magnanime, autorisa sa mère à calmer son anxiété en lui lisant le livre que sa grand-
mère avait prévu de lui offrir pour sa fête. C’est cet exemplaire-là que le narrateur eût
désiré avoir et dont la possession l’eût ému : “La première édition d’un ouvrage m’eût été
plus précieuse que les autres, mais j’aurais entendu par elle l’édition où je le lus pour la
première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux dire celles où j’eus de ce livre
une impression originale.”
Proust, lui non plus, n’était pas attaché à ses livres, si bien qu’ils furent dispersés après sa
mort et qu’ils réapparaissent peu dans les ventes (mais Pierre Bergé possède un superbe
exemplaire du
Locus Solus
de Raymond Roussel avec un envoi à Proust). Pour Proust,
un bibliophile, c’était quelqu’un qui se passionnait pour la généalogie du livre, pour
son pédigree, comme M. de Charlus aime à réciter la liste de ses ancêtres. Il voyait le
collectionneur comme un maniaque à la chasse de l’oiseau rare, dépensant ses efforts pour
acquérir une pièce unique, réunir deux pièces que le destin avait séparées, n’abandonnant
jamais la partie avant de les avoir remembrées.
Dans
la Recherche du temps perdu
, bibliophiles et collectionneurs sont parfois ridiculisés,
par exemple en la personne de Swann, éternel amateur, “célibataire de l’art”, et membre
probable d’une société de bibliophiles comme il l’est du Jockey Club. Sa préciosité lui fait
inverser les valeurs :
“Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des
choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où
il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin
la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je
ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour
ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons
qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce