Background Image
Previous Page  12 / 476 Next Page
Information
Show Menu
Previous Page 12 / 476 Next Page
Page Background

l’avoir suivi, de vente en vente, à travers sa vie”. Le collectionneur s’attache au livre qui s’est

transmis de main en main au cours des siècles ; il sait par cœur les noms et qualités de tous

ses propriétaires.

Or, aux yeux du narrateur, c’est non pas l’histoire d’un livre qui en eût accru la beauté,

mais l’histoire de sa propre vie réverbérée dans le livre, incarnée entre ses pages,

inséparable du moment où l’œuvre lui fut révélée. Sa mère, on s’en souvient, lui lut

François le Champi

à Combray, le soir du drame du coucher, à l’ouverture de

Du côté de chez

Swann

. On l’avait envoyé au lit sans baiser maternel en raison de la visite de Swann ; quand

ses parents montèrent enfin, ils le trouvèrent éveillé sur le palier, et son père, pour une

fois magnanime, autorisa sa mère à calmer son anxiété en lui lisant le livre que sa grand-

mère avait prévu de lui offrir pour sa fête. C’est cet exemplaire-là que le narrateur eût

désiré avoir et dont la possession l’eût ému : “La première édition d’un ouvrage m’eût été

plus précieuse que les autres, mais j’aurais entendu par elle l’édition où je le lus pour la

première fois. Je rechercherais les éditions originales, je veux dire celles où j’eus de ce livre

une impression originale.”

Proust, lui non plus, n’était pas attaché à ses livres, si bien qu’ils furent dispersés après sa

mort et qu’ils réapparaissent peu dans les ventes (mais Pierre Bergé possède un superbe

exemplaire du

Locus Solus

de Raymond Roussel avec un envoi à Proust). Pour Proust,

un bibliophile, c’était quelqu’un qui se passionnait pour la généalogie du livre, pour

son pédigree, comme M. de Charlus aime à réciter la liste de ses ancêtres. Il voyait le

collectionneur comme un maniaque à la chasse de l’oiseau rare, dépensant ses efforts pour

acquérir une pièce unique, réunir deux pièces que le destin avait séparées, n’abandonnant

jamais la partie avant de les avoir remembrées.

Dans

la Recherche du temps perdu

, bibliophiles et collectionneurs sont parfois ridiculisés,

par exemple en la personne de Swann, éternel amateur, “célibataire de l’art”, et membre

probable d’une société de bibliophiles comme il l’est du Jockey Club. Sa préciosité lui fait

inverser les valeurs :

“Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des

choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où

il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin

la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je

ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour

ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons

qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce