Ce n’est pas facile de se séparer d’amis de plus de 40 ans ! Et quels amis ! Je les aime
tous, de saint Augustin à André Gide, même si j’ai un faible que je ne saurais cacher
pour Flaubert. Je ne regarde jamais non plus l’exemplaire de
David Copperfield
qui a
appartenu à Dickens sans une tendresse particulière puisque c’est le premier vrai livre
que j’ai lu quand j’avais 9 ans. Tous les livres dont je me sépare aujourd’hui, je les ai lus
et je les ai aimés, et, si je leur dis adieu, c’est parce que je me méfie des successions.
À 85 ans, il faut savoir affronter l’avenir avec calme et détermination. À l’instar
d’Edmond de Goncourt, je veux que tous mes livres “soient éparpillés sous les coups de
marteau du commissaire-priseur et que la jouissance que m’a procurée l’acquisition de
chacun d’eux soit redonnée à un héritier de mes goûts”.
Je sais aussi que, en dépit de la difficulté qu’on éprouve à se séparer des œuvres qu’on a
aimées, il y a une vraie satisfaction à les voir réunies dans un catalogue et à les envoyer
au feu des enchères d’où elles reviennent souvent victorieuses.
Ma bibliothèque, on le verra, comporte, bien sûr, les ouvrages qu’on est en droit
d’attendre d’un bibliophile, mais j’ai voulu aussi y faire entrer des écrivains du monde
entier qui me sont chers et qui m’ont accompagné.
Ce n’est pas facile de se séparer d’amis de plus de 40 ans, certes, mais quand on est
sûr qu’ils vont trouver un nouveau refuge où on les aimera, où on les conservera avec
amour, où on leur prodiguera les meilleurs soins, alors ça devient plus facile.
De toute façon, j’ai toujours su que les œuvres d’art n’appartiennent à personne,
qu’on avait la chance de les accueillir mais qu’elles finiraient par s’envoler comme des
oiseaux migrateurs vers d’autres cieux.
C’est la chance que je souhaite à mes amis les livres. Je ne les oublierai pas.
pierre bergé