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Passions d’un collectionneur

par

Antoine Compagnon

À dire vrai, je n’avais pas trop envie de rencontrer Pierre Bergé, homme d’affaires pressé,

entrepreneur conquérant. De réputation, on le disait rude, voire cassant. Je n’ignorais pas

qu’il était aussi un grand liseur et un immense collectionneur, non seulement un homme

d’action mais aussi un homme de culture. Toutefois, pensais-je, de quoi pourrions-nous

bien parler ? D’ailleurs il n’aura pas de temps à me donner. Entre les professeurs et les

chefs d’entreprise, souvent le courant ne passe pas, parce que leur rythme de vie les oppose.

J’ai toutefois cédé à son invitation de m’entretenir avec lui, par curiosité pour les trésors

de sa bibliothèque.

Or nous nous sommes parfaitement entendus ; j’ai passé d’heureux et curieux moments à

m’entretenir de littérature avec lui au milieu de ses livres. Nous les avons saisis l’un après

l’autre, nous les avons feuilletés, nous avons lu et commenté leurs envois. Pierre Bergé,

qui connaît intimement tous ses livres, m’a conté l’histoire de chacun d’eux. Pour un

collectionneur, un livre est une épaisseur de mémoire, une géologie de souvenirs, ceux de

la vie littéraire, bien sûr, mais aussi les siens.

Nous nous sommes entendus et pourtant je n’ai rien d’un bibliophile. Des livres, j’en ai

trop, j’en suis encombré, je cherche à m’en débarrasser, mais pas un seul des miens n’a la

moindre valeur, je veux dire le moindre prix. J’appartiens à la génération du livre de poche

et je préfère lire un roman ou de la poésie dans une collection bon marché. Je ne sais rien

de la passion qui anime le collectionneur, le pousse à acheter, vendre, échanger. Le désir

des beaux livres m’est étranger, même si je suis ému quand j’en tiens un à la main. Mais

qu’est-ce qu’un beau livre ?

Dans

Le Temps retrouvé

, le narrateur, arrivé en retard à la matinée de la princesse de

Guermantes, attend la fin du concert dans la bibliothèque du prince en se demandant ce

qui définit un beau livre. S’il avait été “tenté d’être bibliophile”, remarque-t-il, il l’aurait

été d’une “façon particulière”. Il s’avoue en effet insensible à la “beauté historique” d’un

livre qui “vient pour les amateurs de connaître les bibliothèques par où il a passé, de savoir

qu’il fut donné à l’occasion de tel événement, par tel souverain à tel homme célèbre, de