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Hollandais… Après une sentence sur la noblesse qui « a fait tant de mal par son demi savoir », et un pensée sur les
mathématiques, « science idéale et de supposition », Talleyrand reprend sa réflexion sur la découverte de la boussole,
et ses conséquences sur la colonisation et les empires : « Les peuples ne sont plus que des trafiquans, leurs chefs ne
dégradent pas moins leurs dignités, ils ne sont plus que les courtiers de leurs sujets. Ils ne se croyent plus chargés de
leur inspirer des sentimens nobles, élevés, de leur en donner l’exemple : ils ne songent qu’à les enrichir pour asseoir de
plus forts impots »… La conclusion est sombre : « L’Europe a porté sur les autres parties du monde son inquiétude,
son avidité et je dois le dire sa férocité »…
Remarques sur l’agriculture, le commerce et l’industrie, « compagnes inséparables qui doivent s’entraider
mutuellement »… Nouveau portrait de
Louis
XIV, faisant ressortir un trait caractéristique : « Ce monarque mettoit
de la dignité, j’ai presque dit de la décence même, dans ses désordres »… Réflexions sur la régence, qui serait « bien
placée entre les mains des femmes », qui, ne pouvant succéder à la couronne, ne songeront pas à l’usurper…
« Le peuple ne demande jamais de lui-même que tranquillité pour vaquer à ses travaux, et un peu de joie pour
jouir de leur produit : sa mutinerie lui est toujours inspirée de plus haut »… Suit une longue critique de la noblesse
française, dont la distinction ne fut jamais plus grande que « dirigée » sous Louis XIV, et dont la dégradation s’explique
par l’avidité : « Lorsqu’on s’est laissé gagner par l’amour de l’argent on perd l’art de faire mouvoir avec avantage, en
présence des ennemis, ces vastes et compliquées machines qu’on appelle des armées »… Il dénonce « ces grands jeux
qu’on appelle les fonds publics », source d’escroqueries soutenue par les papiers publics qui présentent l’appât de
« faire sa fortune dans un tour de main », au détriment de l’industrie qui occupe et enrichit. « Les grands succès sont
un désastre pour les mœurs de la nation. Tout déplacement subit et étendu de la propriété produit infailliblement des
riches insolents et des pauvres orgueilleux, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus facheux ou de plus ridicule dans la société.
[…] On n’envie d’abord que les jouissances qu’il paraît procurer ; on les repousserait même avec indignation dans ses
premiers moments si on ne pouvait les obtenir que par des voies malhonnêtes, mais en s’occupant sans cesse de la fin
on se familiarise avec les moyens qui y conduisent insensiblement et peut être à son insu, on perd donc peu à peu le
sentiment de la dignité humaine, et l’on vient à regarder comme de la duperie les vertus qui doivent [être] l’appanage
de la noblesse, comme elles sont le véritable privilège, le soutien solide des premiers ordres de l’état »…
Réflexions sur « l’art de conjecturer » : « de son sage emploi dépend souvent notre bonheur », mais il « n’est fondé
que sur des probabilités, des vraisemblances et même des possibilités »…
« Le caractère d’un peuple est sans contredit le principal ressort qui le fait mouvoir. Un gouvernement éclairé
ne devrait jamais le perdre de vue. Il importe de le bien connaître pour réprimer ses défauts, pour tirer parti de ses
qualités »… En lisant César et Tacite, « l’on saura ce que nous avons retenu des vertus de nos ancêtres. Je laisse à
chacun le soin de décider si aux vices de leur barbarie nous n’avons pas joint ceux d’une extrême civilisation »… Un
note sur « l’usage du tems, le seul instituteur solide », amène cette brève confidence intime : « Mon cœur désabusé
sans avoir joui se résignait et demandait plus d’amour pour le consoler. J’avais besoin d’espérances, et tout ce qui
m’environnait me semblait froidement immuable ».
Talleyrand termine par des souvenirs et un portrait de Dominique-Joseph
Garat
, « exclusivement métaphisicien »,
« logicien moins fort moins pressant, moins impérieux que l’abbé
Siéyès
. Il a l’esprit moins franc et moins profond,
plus de philosophie personnelle, plus de sensibilité. […] Il aime la vertu, il ne connaît pas les hommes »… Souvenir de
Mirabeau
, « plus audacieux que courageux, présomptueux et vain plutôt que fier, ses manières étoient gigantesques
plutôt qu’enthousiastes »… Quelques pensées sur le lien entre l’injustice et l’indépendance, et remarque ironique sur
la croyance en l’immortalité de l’âme… « Les empires ont aussi leur caducité »…
154.
Abel VILLEMAIN
(1790-1870) écrivain et homme politique.
Manuscrit
autographe, [1851 ?] ; 29 pages
in-8 (petite découpe en haut des pages 1-2 avec perte de texte).
300/400
VibrantedéfensedeTalleyrandetcritiquedutomeXdel’
H
istoiredu
C
onsulatetdel
’E
mpire
d’Adolphe
Thiers
(Paulin, 1851, comportant les Livres
xxxiv
et
xxxv
,
Ratisbonne
et
Wagram
). Des fragments de ce texte furent
publiés par Henri Welschinger dans
La Nouvelle Revue
de novembre-décembre 1894.
Ayant rappelé que le jeune Thiers fut loué par « un homme d’état célèbre, dont le suffrage donnait la renommée »,
Talleyrand lui-même, Villemain se livre à une analyse serrée du tome X de l’
Histoire
de Thiers… « Nous sommes
en 1809 ; et M
r
Thiers, avec son admirable netteté, énumère les difficultés, les griefs, les résistances d’opinion, les
malins propos, que l’Empereur, à son brusque retour d’Espagne, trouve à Paris. “La situation de M
r
de Talleyrand, dit
l’historien, après avoir décrit celle de M
r
Fouché, était aussi fort compromise et par sa faute. Il avait donné plus d’un
sujet de défiance et de déplaisir à Napoléon, surtout en quittant le ministère des affaires étrangères en 1807, pour le
vain motif de devenir grand Dignitaire de l’Empire.” On cherche dans ces paroles la spirituelle impartialité naturelle
à M
r
Thiers. Depuis quand l’acte de quitter un ministère n’a-t-il pas quelque mérite de signification et de courage,
surtout devant l’homme qui avait coutume de dire : je ne reçois pas de démissions ; j’en inflige ? »… Villemain attribue
certaines dérives de Thiers à sa « fascination pour le génie de Napoléon », et s’appuie sur « des mémoires inédits [du
prince] qui seront un jour fort recherchés » pour commenter le rapprochement entre
Fouché
et Talleyrand. Il invoque
aussi le témoignage de témoins de la scène où l’Empereur rejeta sur Talleyrand et la guerre d’Espagne et l’affaire du
duc d’Enghien, insistant sur l’impassibilité courageuse de l’accusé. Et de terminer par une intéressante interprétation
de la disgrâce toute relative de Talleyrand, Napoléon ayant besoin de cet « otage de l’ancienne France, si bien lié à la
nouvelle, et qui en comprenait les intérêts, comme il en servait la grandeur »…