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Lundi 8 juin 1903 :
une commande embarrassante lui tombe dessus :
C’est à mon tour d’être scandaleusement en retard
avec vous... ! Voici pourquoi : une dame qui, non contente d’être américaine, se donne le luxe bizarre de jouer du saxophone
m’a commandé il y a quelques mois
[…]
un morceau pour orchestre et saxophone obligé... Je ne sais si vous avez du goût
pour cet instrument, quant à moi j’en ai oublié la sonorité spéciale à tel point que j’ai oublié « cette commande » du même
coup
[…]
Tout de même il a fallu s’y mettre ; et me voilà cherchant désespérément les mélanges les plus inédits, les plus
propres à faire ressortir cet instrument aquatique
[…]
Lundi 29 juin 1903 :
Orchestrer par 30 degrés de chaleur est un plaisir un peu excessif
[…]
Bichain, lundi 7 septembre 1903 :
[…]
j’ai travaillé au livret du Diable dans le Beffroi. Quand je reviendrai à Paris, je
vous lirai cela. — Je ne vous dissimulerai pas davantage que ce sera avec une certaine émotion — l’émotion inséparable
d’un premier début, si j’ose m’exprimer dans le style un peu stupéfiant de certains journalistes. — J’ai écrit aussi trois
morceaux de piano dont j’aime surtout les titres que voici : Pagodes, La Soirée dans Grenade, Jardins sous la Pluie. —
Quand on n’a pas le moyen de se payer des voyages, il faut y suppléer par l’imagination. La vérité m’oblige à affirmer
qu’il y a d’autres moyens que le morceau de piano
[…]
Bichain, samedi 12 septembre 1903 :
[…]
Il n’est nullement question d’un Quintette sur mes tablettes. Je travaille à trois
esquisses symphoniques intitulées : 1° Mer belle aux Sanguinaires. 2° Jeu de vagues. 3° le vent fait danser la mer. Sous le
titre général de La Mer. Vous ne savez peut-être pas que j’étais promis à la belle carrière de marin, et que les hasards de
l’existence m’ont fait bifurquer. Néanmoins, j’ai conservé une passion sincère pour Elle
[…]
Quant aux personnes qui me
font l’amitié d’espérer que je ne pourrai jamais sortir de Pelléas, elles se bouchent l’œil avec soin. Elles ne savent donc
point que si cela devait arriver, je me mettrais instantanément à cultiver l’ananas en chambre ; considérant que la chose la
plus fâcheuse est bien de « se recommencer ». Il est probable, du reste, que les mêmes personnes trouveront scandaleux
d’avoir abandonné l’ombre de Mélisande pour l’ironique pirouette du Diable, et le prétexte à m’accuser une fois de plus
de bizarrerie
[…]
19 septembre 1904 :
[…]
Quant à ma vie pendant ces derniers mois, elle fut singulière et bizarre, beaucoup plus qu’il
n’est possible de le souhaiter. Vous en donner le détail n’est pas commode, j’y trouverais quelque gêne ; il faudrait mieux
que cela se passe entre nous deux et cet excellent Whisky de jadis. J’ai travaillé... pas comme je l’aurais voulu...
[…]
Il y a
à cela beaucoup de raisons que je vous dirai un jour... si j’en ai le courage, car elles sont particulièrement tristes
[…]
Correspondance (1872-1918),
éd. établie par F. Lesure et D. Herlin, Gallimard, 2005.
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