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5

U

NE

SOURCE

CAPITALE

DE

LA

R

ECHERCHE

.

La fréquentation de Louis d'Albufera et de Louisa de

Mornand offrit à Marcel Proust la possibilité d'observer de près la vie amoureuse et les effets

de la jalousie, comme d'appréhender ce qu'était le demi-monde, et ainsi d'en nourrir ses

PERSONNAGES DE

R

OBERT DE

S

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OUP

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ACHEL

ET D

'O

DETTE

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WANN

.

Louisa de Mornand, « vendue très jeune par sa mère à un riche étranger, volage et désireuse

de s'établir socialement par la voie des alcôves [...] a servi de modèle à Odette » (Françoise

Leriche,

ibid.

, article « Mornand »), même si elle n'eut pas la réussite sociale de Mme Swann.

De même, Marcel Proust s'appuya sur l'observation extérieure pour évoquer la passion de

Robert de Saint-Loup envers Rachel, notamment dans « Un amour de Swann ». Par exemple,

témoin dans les cabinets particuliers du restaurant Larue de « baisers éperdus » entre ses amis,

il s'en servit dans son œuvre : « Je trouvai sa maîtresse étendue sur un sofa, riant sous les

baisers, les caresses qu'il lui prodiguait » (

Du Côté de Guermantes

). Comme Louisa de Mornand,

Rachel était une femme de peu devenue comédienne, entretenue par un aristocrate qui finit par

l'abandonner pour se marier dans son milieu – par anecdote, Rachel était aussi le prénom de la

femme de chambre de Louisa. Comme Louis d'Albufera, Robert de Saint-Loup reçut des lettres

anonymes sur le passé de sa maîtresse, comme lui, il n'aimait pas voir sa maîtresse sur scène,

il était en butte aux critiques de sa famille qui considérait sa liaison comme un déclassement,

ou continua après son mariage de verser une pension à son ancienne maîtresse. En outre, le

Narrateur, tout comme Proust, ne cachait pas sa supériorité intellectuelle sur son ami. Il s'agissait

cependant d'une composition et non d'un simple décalque : contrairement à Rachel, Louisa de

Mornand n'était pas une ancienne prostituée, pas une juive, pas une personne fine et cultivée,

pas une comédienne de grand talent ayant rencontré la consécration. Quant à Robert de Saint-

Loup, de noblesse d'Ancien Régime et non d'Empire, il empruntait en outre son esprit non à

Louis d'Albufera, mais bien plutôt à Bertrand de Fénelon et au duc de Guiche.

D'autre part, c'est grâce à son amitié avec Louis d'Albufera que Marcel Proust put enrichir sa

connaissance des milieux de la haute noblesse d'Empire, à laquelle il avait eu d'abord accès

par Lucien Daudet, intime de la princesse Mathilde. Il en donna d'abord une vision biaisée,

évoquant des parvenus acharnés à obtenir une légitimité qui leur était contestée, en 1903 dans

son article « Un salon historique : le Salon de la princesse Mathilde », et en 1919 dans la version

remaniée de son pastiche de Saint-Simon. Il atténua cependant cette approche critique dans

les volumes de la

Recherche

parus ensuite.

O

Ù

LA

LITTÉRATURE

,

NOURRIE DU RÉEL

,

L

'

INFLUENCE À

SON TOUR

.

C'est la publication d'

À l'Ombre des

jeunes filles en fleurs

et de

Pastiches et mélanges

qui, en 1919, poussa Louis d'Albufera à rompre

avec Marcel Proust. Il se sentit trahi quand il se reconnut dans les

Jeunes filles

sous les traits

de Robert de Saint-Loup, au « mince nez fin », et qu'il retrouva toutes sortes d'anecdotes et de

détails sur sa relation avec Louisa de Mornand, jusqu'au surnom de « Zézette » rappelant celui

de « Zaza » qu'il employait avec elle dans l'intimité – sans parler du fait qu'à l'inverse Marcel

Proust attribuait à Saint-Loup des tendances homosexuelles pourtant bien éloignées de Louis

d'Albufera. En outre, le pastiche de Saint-Simon, dans sa version remaniée de 1919, brocardait

sans aménité les Murat, parents de l'épouse Anna Masséna. Tout ainsi que le narrateur, Marcel

Proust observa son ami comme une œuvre d'art, à l'insu de celui-ci : il en enrichit son œuvre

littéraire, au bénéfice de l'art mais au prix de l'amitié même. La présente correspondance

témoigne de l'art comme de l'amitié.

N.B. : Louis Suchet d'Albufera avait pour habitude de dater son courrier reçu, et parfois ses réponses, par mention

autographe ou au moyen d'un composteur, presque toujours en surimposition du texte de Marcel Proust.

Les 4 photographies reproduites ci-après pour illustrer les fiches descriptives des lettres de Marcel Proust

(pp. 32, 45, 56 et 74) proviennent des albums Halévy proposés à la vente sous le n° 57.